Que la plus prestigieuse compagnie théâtrale de francophonie joue Les enfants du silence aurait dû être perçu comme une reconnaissance des Sourds et de leur culture, une main tendue par les comédiens entendants de la troupe. Mais pour quelques comédiens et militants sourds conduit par Levent Beskardes, co-metteur en scène lors de la création française de la pièce en 1993, il n’en est rien : ainsi étaient-ils une trentaine à manifester, le 15 avril dernier, au soir de la première de la pièce, pour exiger que les rôles de Sourds soient joués par des comédiens sourds. Fait remarquable, l’administrateur de la Comédie Française, le comédien Éric Ruf, est venu dialoguer avec les manifestants. Cette discussion sur le trottoir, face au Théâtre du Vieux-Colombier dans lequel Les enfants du silence sera jouée jusqu’au 17 mai 2015, n’a pas réussi à concilier les contraintes des uns (la Comédie Française n’emploie plus « d’extra » et ne fait jouer que ses comédiens dont aucun n’est sourd) et les revendications des autres. Mais elle aura peut-être créé les conditions d’un dialogue nécessaire : théâtre des Sourds, théâtre des entendants, le point commun c’est le théâtre.
Le théâtre, c’est la vie !
Et là, que va-t-on voir ? « C’est une pièce qui parle de la surdité, explique Françoise Gillard qui joue Sarah Norman, l’héroïne. Mais c’est avant tout, pour moi, une pièce qui parle de la différence. C’est une histoire d’amour entre deux êtres qui s’aiment vraiment, mais leur amour n’est pas possible. Cela vous le voyez dans d’autres domaines, par rapport à la culture, la religion, des êtres qui s’aiment mais, de par leur milieu et pas simplement un handicap ou une différence d’âge, ne pourront pas vivre cet amour sur du long terme. »
Les enfants du silence a été montée sur l’initiative de la metteure en scène Anne-Marie Etienne, qui a convaincu la précédente administratrice de la Comédie-Française, Murielle Mayette-Holtz, de la programmer cette année comme l’explique Françoise Gillard en rapportant le propos d’Anne-Marie Etienne: « J’ai envie de travailler sur une autre manière d’utiliser l’expression, un autre langage, et de travailler aussi sur le handicap et ce n’est pas courant que nous, on aborde des rôles de personnes différentes et surtout une autre manière de s’exprimer. »
Pour acquérir la Langue des Signes Française, les comédiens ont travaillé avec Joël Chalude qui interprétait le rôle du jeune Denis dans la création française en 1993: « Il nous a entrainé, exercé, appris, transmis pendant presqu’un an, ajoute Laurent Natrella qui joue l’orthophoniste Jacques Leeds. Sa passion de la langue des signes m’a permis de découvrir ce qu’est cette merveilleuse langue. C’est une autre langue française qui s’exprime au-delà du mot, dans un autre lieu qui est celui du geste, du signe fait avec ses mains, et c’est juste exceptionnel. »
Le travail de caractérisation des personnages effectué par Joël Chalude est d’ailleurs particulièrement abouti: Sarah, née sourde, s’exprime par l’expression de son visage et de tout son corps, alors que Jacques l’orthophoniste entendant signe uniquement avec ses mains. Ce souci du vrai se retrouve également dans la caractérisation de tous les personnages, remarquable résultat d’une recherche et du long travail que la troupe a eu les moyens de réaliser, évitant magistralement le piège de la caricature.
Si Françoise Gillard a une soeur cadette née sourde, ce n’est pas sur ce « critère » qu’elle a été choisie pour jouer Sarah : « Anne-Marie Etienne m’a proposé le rôle parce qu’on se connaît depuis longtemps, elle avait envie de travailler avec Laurent et moi, et elle savait que j’avais une soeur sourde. Mais j’ai eu du mal à accepter, j’ai eu peur en fait. Parce que c’est très intime, c’est quelque chose que je connais bien, mais je ne suis pas sourde, comment est-ce que je vais pouvoir intégrer ça sans caricaturer, avec pudeur ? »
Toutefois, affronter la pièce emblématique de la revendication existentielle et culturelle des sourds signants n’est pas neutre. « Notre combat n’était pas de défendre la culture sourde ou pas, poursuit Françoise Gillard, c’était d’être acteurs et d’aller à la rencontre d’autres, ce qui est le b.a.-ba de notre métier. Quand on incarne des personnages, ils ne sont pas nous, et ici on a fait exactement le même chemin. La seule chose que je voulais pour mon personnage était d’avoir la pudeur de respecter cette différence de la surdité. Après, a-t-on raison ou pas, c’est quelque chose qui ne me concerne pas directement. Je me suis interrogée personnellement, intimement, si j’avais envie de travailler sur ce personnage, mais par contre je l’ai travaillé comme n’importe quel autre personnage en m’y investissant de la même manière avec des codes différents. » Laurent Natrella appuie le propos : « Parfois, il y a des personnages qui ouvrent des fenêtres extrêmement fortes sur le réel et sur la vraie vie. On part toujours de l’imaginaire, d’un texte, d’une histoire, et Les enfants du silence est porteuse de cette ouverture vers quelque chose de réel, ne serait-ce que l’apprentissage de la langue des signes. »
Une ouverture qui s’est déjà traduite par la venue, lors d’une répétition, d’élèves du Cours Morvan (Paris 9e), qui a élaboré un partenariat avec la Comédie Française, et de l’Institut National des Jeunes Sourds (Paris 5e), qui pourrait faire de même.
Un Sourd doit-il jouer un Sourd ?
Françoise Gillard estime légitime le souhait de l’auteur, l’américain Mark Medoff (qui a toutefois accepté le contrat qui le lie à la Comédie Française pour cette reprise avec des comédiens entendants) que dans cette pièce les rôles de Sourds soient joués par des comédiens sourds, et plus particulièrement celui de Sarah: « Je peux le comprendre, c’est plus facile pour une comédienne sourde si c’est sa langue. Moi, ça m’a demandé beaucoup plus d’efforts, cela n’aurait pas été le même travail en tous cas. C’était légitime d’écrire la pièce dans ce sens-là. Mais je pense que c’est aussi intéressant quand on est acteur d’aller vers autre chose. Evidemment, si vous jouez le personnage d’Hitler, vous n’êtes pas Hitler, c’est du théâtre et cela doit rester du théâtre! Je vais ‘jouer à être sourde’, et non je ne suis pas sourde. Les choses évoluent aujourd’hui, pourquoi mettre des censures partout? Si la Comédie Française, en remettant cette pièce à l’ordre du jour, lance un pont avec le monde de la surdité et que des entendants découvrent encore mieux ce monde, je dis pourquoi pas? A partir d’aujourd’hui je ne vais pas devenir une actrice qui va jouer des sourdes. J’ai joué ce personnage, ça va s’arrêter là, c’est une aventure où j’ai appris beaucoup de choses. »
« L’art n’appartient à personne, il appartient à celui qui le voit et en fait une interprétation, un tableau, une pièce de théâtre, un ballet. Je n’aime pas les excès, dire ‘ça nous appartient’, mais eux [les comédiens sourds] quand ils jouent Molière, ça leur appartient? Je pourrais dire ‘mais non, c’est la langue de Molière, c’est la langue de la Comédie Française, ça doit être joué par des entendants et pas des sourds’! Mais je trouve magnifique qu’ils jouent Molière, Racine, c’est merveilleux: tout d’un coup ils la mettent dans leurs mains, cette langue qu’on a l’habitude de mettre en bouche. Et je ne vais aller les trouver en disant ‘désolé vous ne jouerez pas Molière’, ce serait ridicule, ce serait une fermeture totale, je trouve que ces choses doivent circuler de manière saine et intelligente. »
Une opinion pleinement partagée par Laurent Natrella : « Je crois que le théâtre est l’espace de la liberté. On doit avoir le droit de tout faire sur une scène de théâtre. Des hommes ont le droit de jouer des femmes. Le débat doit être plus ouvert, plus large, il faut réfléchir sur la problématique de l’intégration de toute forme de minorité, mais cela ne doit pas être défini par un rôle qui doit être joué. »
« Plus il y aura de mélange culturel, et on peut en parler par rapport au monde des sourds, mieux ce sera pour la société, pour l’ouverture entre les êtres humains et c’est ce que voulons aussi défendre quand nous travaillons sur Les enfants du silence. Tout en comprenant cette revendication, je me dis que cela ne devrait pas passer par de l’interdiction, de l’opposition, mais au contraire par de l’échange. Je pense que c’est ce que l’on vit avec l’INJS, le Cours Morvan. »
Françoise Gillard précise : « Les jeunes à l’école ne sont pas du tout dans la polémique sourds-entendants, au contraire ils trouvent bien qu’on entende. Si on enferme les Sourds en les victimisant, forcément ils auront ce discours, c’est dommage qu’ils restent aussi fermés. » Laurent Natrella espère de son côté que Les enfants du silence version Comédie Française ouvrira le dialogue entre comédiens sourds et entendants : « Notre but, c’est ça. Il faut que l’échange se fasse dans les deux sens. J’ai ouvert une porte, et quand une porte est ouverte il ne faut pas la claquer mais ouvrir d’autres portes, aller voir ce qu’il y a derrière. C’est quelque chose de généreux. »
Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2015.