Un théâtre est en péril et sera peut-être sauvé grâce à des artistes handicapés. Voici l’argument de la comédie musicale En scène ! qui sera présentée le 3 juin prochain à l’opéra de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), puis en tournée dans trois villes proches. Sur scène, trois chanteurs lyriques côtoieront une quinzaine d’amateurs handicapés, quelques-uns chantant dans une chorale ou ayant fait du théâtre, la plupart sans expérience de la scène. « Cela fait plusieurs années que l’on fait de la médiation en temps scolaire, avec Graines d’opéra, explique Pierre Thirion-Vallet, directeur de Clermont Auvergne Opéra. On essaie de toucher tous les publics, et on s’est posé la question de la présence des personnes handicapées dans les spectacles. On a décidé de mettre l’accent sur elles, pour qu’elles soient actrices. Avec Trait d’Union Auvergne, l’idée est venue de mettre en scène des personnes handicapées avec des professionnels valides, dans un environnement musical et théâtral. »
La crise sanitaire a retardé ce projet, lancé en septembre 2022 avec une quinzaine de volontaires qu’il a fallu préalablement trouver et intéresser à une action nécessitant l’investissement de chacun deux fois par mois. « C’est assez prenant, ajoute Pierre Thirion-Vallet. Tout s’est mis naturellement en place avec eux et les collectivités. Un projet assez unique, un pari un peu fou de lancer l’idée puis de créer l’oeuvre. » C’est lui qui l’a écrite, la création s’effectuant en fonction d’acteurs qui ne sont pas forcément chanteurs ou comédiens : « C’est un spectacle qui doit parler du handicap, sans larmoyer, avec une histoire qui essaie de combattre toutes les idées reçues en créant des personnages archétypaux, dont un directeur de théâtre sauvé par ceux qu’il critique et sauvent la situation. Il y aura des moments à plusieurs voix, pas trop complexes mais avec une certaine exigence. Je prends les handicaps en compte mais j’exige des acteurs le maximum de ce qu’ils peuvent faire. J’essaie aussi de me placer à leur niveau : en se mettant en danger, on les accompagne. »
Qu’en disent les artistes ?
Christine Kokes, clermontoise de 58 ans devenue aveugle il y a 11 ans, a rejoint la troupe depuis le début : « J’ai reçu un mail, lu le projet. J’ai voulu découvrir un univers inconnu, et rencontrer, partager avec l’autre, des personnes handicapées, les artistes, le metteur en scène, toute l’équipe. » Elle décrit En scène ! comme à cheval entre comédie musicale et opéra, sur des musiques de Bizet, Offenbach, Rossini, Trenet, en parlé-chanté : « Pierre Thirion-Vallet nous l’a décrit entre Le dernier métro et Papy fait de la résistance, on joue sur les clichés. » Assidue, Christine Kokes participe toutes les deux semaines au travail en commun, alternant chant et mise en scène : « Il nous reste le chant final, on est aux trois-quarts du travail pour la mise en scène. Je n’ai jamais fait partie d’une chorale, j’ai dû situer ma voix, en tessiture, apprendre à l’échauffer, travailler la respiration, la relaxation, la détente au maximum. On intervient sur des fragments, en reprenant un refrain par exemple. Il faut se concentrer et écouter sa voix pour s’aligner avec les autres. »
Après plusieurs mois en salle de répétition, le travail sur la scène de l’opéra débute. « Il faut prendre connaissance des lieux, leur sonorité, faire la tour de la pièce pour en apprécier les dimensions et construire un schéma mental, reprend Christine Kokes. Le fait d’avoir vu me simplifie la représentation de l’espace. Ce qui est très intéressant, c’est qu’on dispose d’une maquette des décors avec ses éléments, ça permet de les situer et de créer un schéma mental. C’est pareil quand les artistes chantent : on va les voir évoluer, et moi je positionne mon regard vers le son de leur voix pour ne pas rester statique, c’est plus naturel. » Avec elle seront sur scène une personne en fauteuil roulant, d’autres à mobilité réduite, une fragilité psychique ou déficience intellectuelle. « On ne sait pas qui a quoi, certains sont un peu en retrait. La difficulté la plus importante, c’est la déficience visuelle. Quand on arrive sur scène, on est les uns derrière les autres, par exemple avec mon mari et ma fille [dans la pièce NDLR]. En positionnant chacun, ça passe. Chacun doit s’approprier l’espace. Moi ce sont mes oreilles qui me font percevoir le sens des masses, les pleins, les vides, ça devient presque un jeu intéressant. » Elle ne ressent pas encore le stress, le trac, dans cette expérience qu’elle qualifie d’amusante : « Je me suis dit « ce sera une pièce légère, sans travail colossal », mais j’étais surprise parce qu’on demande en général une expérience théâtrale, musicale. Alors qu’il n’y avait pas de critères d’âge, de handicap, c’est très ouvert. »
Soprano dramatique, Anne Derouard interprétera le rôle de la pauvre martyre de l’odieux directeur du théâtre dont elle est amoureuse : « Je change d’idée au cours des événements, par une prise de conscience. » Professionnelle invitée par des scènes internationales, elle apprécie sa participation au projet En Scène ! : « La plupart des participants handicapés sont des néophytes, c’est une très belle expérience, je suis très contente de travailler avec eux. Quand on m’en a parlé au début, j’étais enthousiaste et un peu anxieuse, pour ne pas blesser par des propos maladroits. Et je me suis rendue compte que ça a libéré la parole, parce qu’eux ont l’habitude. Ils sont ouverts, drôles, rient de leur handicap. » Elle participe au travail de préparation et répétition avec deux autres chanteurs lyriques et une intervenante, Béatrice Boscus, qui assure la préparation vocale : « On travaille trois scènes par mois, c’est le même travail que pour une création classique. Ce que ça m’apprend, c’est plus de patience. On suit la progression dans l’expression chantée, ils sont très à l’écoute de ce que l’on fait, on ressort tous avec le sourire, c’est très chouette ! Quelques-uns ont des voix naturelles bien placées qui permettent d’aller plus loin dans le chant. Ça me donne beaucoup de joie un samedi tous les mois, et bouscule mes idées sur le handicap ; on forme une troupe ou chacun est indispensable à la réussite, c’est très gratifiant parce qu’ils sont demandeurs. »
Intervenante en milieu scolaire, Béatrice Boscus s’est jointe au projet à la demande de Pierre Thirion-Vallet : « Mon travail a débouché sur Graines d’Opéra. Pour En scène ! les participants n’ont pas ou peu chanté, et jamais ensemble. J’ai donc travaillé sur l’homogénéité vocale, la dynamique, être ensemble, traverser le projet avec bonheur. On est parti de personnes qui ne se connaissaient pas, avec des univers et problématiques différents ; il fallait créer un groupe et apprendre à se connaître. » Elle a travaillé sur la voix et apprendre à chanter à plusieurs, avec un rythme assez soutenu : « Chacun devient de plus à l’aise, on blague ensemble, on fait ensemble. Des personnes osent maintenant, quelques-unes faisaient du théâtre mais d’autres se sont révélées et sont sorties de leur confort. Sur le plan vocal, j’ai remarqué des évolutions, elles peuvent intégrer une chorale et ont fait des progrès sur scène. » Elle cite notamment un homme à la voix très sonore qui a fini par maîtriser et placer sa voix. « J’ai appris énormément ; être confrontée au handicap m’a appris pour moi et mon métier. C’est aussi la première fois que je dirige des personnes aveugles, il faut que je trouve d’autres stratégies pour chanter ensemble, entrer, sortir. » Et elle reste très humble au contact de personnes aux problématiques différentes, pour ne pas les mettre mal à l’aise. « Ce sont des personnes très riches, qui m’apportent beaucoup, dans un un climat de confiance qui me nourrit de tout ce qu’elles donnent en trouvant leurs solutions, avec un enrichissement professionnel des techniques et des pratiques. C’est un travail merveilleux, formidable, je le traverse avec bonheur ! »
Laurent Lejard, février 2023.
En Scène ! sera joué le samedi 3 juin 2023 à 20h à l’Opéra de Clermont-Ferrand, avec audiodescription. Reprise le vendredi 9 juin à 20h30 au Théâtre Gabrielle Robinne de Montluçon (Allier), puis le dimanche 11 juin au Théâtre de Châtel-Guyon et enfin le samedi 24 juin à 20h30 au Théâtre du Puy-en-Velay (Haute-Loire). Durée 1h15.