Une tuerie à l’arme blanche, c’est ce qu’a commis au début de l’après-midi du 3 octobre 2019 un agent administratif sourd, chargé de maintenance informatique. Avec les couteaux qu’il avait acheté lors de la pause de midi, il a assassiné quatre de ses collègues et blessé deux autres dans les locaux de la préfecture de police de Paris dont les accès sont, paraît-il, très contrôlés. Dans un premier temps, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a été prudent dans ses propos jusqu’à ce que soit révélé que le meurtrier travaillait au sein de la Direction du renseignement, était habilité « secret-défense » et converti à l’islam. Et là, la machine politico-médiatique s’est emballé, dénonçant pêle-mêle un acte terroriste minimisé par le ministre de l’Intérieur dont des politiciens exigeaient la démission, l’infiltration de jihadistes dans la police, le laxisme gouvernemental… Une hystérie entrainant la saisine du Parquet anti-terroriste dont le Procureur évoquait devant la presse, dès le 5 octobre, « une vision radicale de l’islam » dont « l’approbation de certaines exactions commises au nom de cette religion, son souhait de ne plus avoir certains contacts avec les femmes », une justification de la tuerie au journal Charlie Hebdo en janvier 2015, un changement d’habitude vestimentaire pour revêtir « une tenue traditionnelle pour se rendre à la mosquée ». Mais ni l’enquête, ni les multiples gardes à vue et perquisitions n’ont débouché sur la mise en cause d’autres personnes. L’acte n’a été revendiqué par aucune organisation, le meurtrier n’a laissé aucun écrit expliquant son geste, et comme il a été lui-même abattu par un policier dans la cour de cette préfecture, on ne peut que se demander ce qu’il s’est passé dans la tête du criminel pour qu’il en arrive à attaquer six personnes à coups de couteau. Un journaliste sourd du magazine de France 5 L’Oeil et la main, Wallès Jr Kotra, a mené l’enquête pour éclairer la personnalité d’un fonctionnaire qui en seize années d’emploi à la préfecture de police de Paris n’a bénéficié d’aucun avancement, formation, promotion ou progression de salaire. Et après la présentation de son travail, il répond à quelques questions complémentaires.
Une bonne personne ?
« Pendant toutes ces années, j’ai bien vu qu’il prenait sur lui, relate Mamadou, un des ses amis professeur de Langue des Signes Française. C’est à partir de 2013-2014 qu’il a commencé à saturer. » Ils se connaissaient depuis une dizaine d’années : « On se voyait souvent, j’allais chez lui. On se retrouvait régulièrement à la prière. On discutait de tout. Il n’a jamais tenu de propos malveillants ou méchants, jamais. » Un autre de ses amis pense que les meurtres ne sont pas liés au terrorisme : « Ils ont dit que le problème venait de l’islam, mais pour moi c’est pas ça, j’ai le sentiment que c’est lié au travail, ils ont dissimulé la réalité. » Ce que confirme une fonctionnaire sourde de la préfecture de police : « Il était dans le lien social. Pour moi, c’était une bonne personne. » Ils se voyaient fréquemment dans le service, jusqu’à ce que son chef l’interdise au nom du secret-défense. Elle réfute la volonté de ne plus avoir de contact avec les femmes : « On avait des échanges d’égal à égal, depuis toujours. Il ne m’a jamais rabaissé. » Responsable de la commission discrimination de la Fédération Nationale des Sourds de France (FNSF), Pascal Marceau rappelle le choc ressenti par la communauté sourde, et sa ferme condamnation des meurtres. Et ajoute que des témoignages ont rapidement évoqué la souffrance au travail au sein de la préfecture de police de Paris, ce que la FNSF avait relaté dans un communiqué dès le 4 octobre, au lendemain de la tragédie.
Porte-parole du syndicat d’opinion France police-Policiers en colère, Christophe Crépin évoque les humiliations subies : « Il demandait des stages et ça lui était systématiquement refusé. » Ses collègues l’appelaient Bernado (serviteur muet de Zorro), ou l’huitre, « certains l’appelaient même pas en l’occurrence ». Mamadou explique qu’il voulait former des policiers à la langue des signes pour qu’ils ne se fassent plus avoir par le coup du sourd-muet qui veut échapper à un contrôle. Il a organisé des cours auxquels ses collègues étaient peu assidus, ça l’énervait se souvient-il. Ce que complète sa collègue sourde : « Il avait le statut d’adjoint administratif, ce qui me paraissait étrange car il faisait le travail d’un technicien supérieur. Il était doué, alors le chef de service lui a proposé d’intégrer le service de la maintenance informatique. Il était très enthousiaste. Mais par la suite, il n’a pas évolué ni dans ses fonctions, ni en salaire. Il n’a eu aucun avancement, et il touchait des primes ridicules. Alors que ses collègues, qu’il formait, progressaient grâce à ses conseils, obtenaient des promotions et pas lui. Il les avait aidés sans rien obtenir en retour. Il nourrissait beaucoup de frustrations, il était ecoeuré […] On lui refusait la présence d’interprètes, l’utilisation des services d’interprétation à distance. Petit à petit, il a perdu pied, il a sombré dans la rancœur. » Et l’arrivée d’un nouveau chef a envenimé la situation : « Les gens ont commencé à se tirer dans les pattes, parler dans le dos des autres. » Elle évoque deux démissions, des conflits et humiliations, une ambiance délétère : « Il croulait sous le travail, il subissait une énorme pression, ses collègues beaucoup moins, ils se déchargeaient sur lui. Ils en profitaient car c’était le plus compétent techniquement. » Ce que confirme Christophe Crépin : « Dans cette Direction du renseignement, il y a un problème de management. Et ça c’est une chose dont l’ensemble de mes collègues, tous grades confondus, se sont ouverts. Je sais qu’actuellement il y a un audit interne, il doit porter ses fruits, on doit en tirer les conséquences pour qu’une telle atrocité ne se reproduise pas dans la préfecture de police. »
Un terroriste isolé ?
Que reste-t-il de la piste jihadiste ? L’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic l’écarte : « On s’est enflammé un peu vite sur cette affaire mais c’est aussi lié au fait qu’il était habilité secret-défense, qu’il avait accès à des données et que ça a pu faire peur. » Il rappelle qu’une entreprise terroriste a un sens, est structurée, avec des moyens humains et matériels : « Ce qui m’a laissé penser qu’il ne pouvait pas agir en tous cas, pour un groupe structuré, c’est que quelle aubaine d’avoir une personne habilitée secret-défense à cet emplacement-là. On va pas lui demander de se suicider ! » Né en Martinique en 1974, il était devenu sourd du fait d’une méningite et ses parents l’avaient placé en internat pour sourds en métropole à l’âge de 9 ans. Il s’était rapproché des sourds signants vers 21 ans, faisant des rencontres, dont sa future femme, marocaine et musulmane : catholique non pratiquant, il s’était converti à l’islam il y a une dizaine d’années, une obligation pour se marier.
La sociologue Ouisa Kies remet cette affaire en perspective : « Aujourd’hui, l’enjeu n’est pas simplement sécuritaire. Bien sûr, on doit essayer de protéger la société d’individus dits simplement dangereux ou alors terroristes. Mais on doit surtout prévenir. » Elle estime nécessaire de travailler sur la prévention de la dépression et du suicide au travail. Ce qu’appuie la FNSF dans une enquête qui met en évidence que 43% des sourds sont en souffrance au travail contre 5,4% des entendants. Et elle constate que les signalements tournent en rond faute d’une structure d’accompagnement dont Pascal Marceau défend la création pour garantir le lien et le vivre ensemble entre sourds et entendants : « L’enjeu du XXIe siècle, c’est bien l’évolution professionnelle, et il est temps de tirer la sonnette d’alarme. »
Quelques précisions de Wallès Jr Kotra en accord avec l’équipe de L’oeil et la main
Question : Personne n’a été mis en cause ou en examen, les gardes à vue pas concluantes, l’enquête pour terrorisme est au point mort ?
Wallès Jr Kotra : Je ne peux pas présumer de l’enquête en cours mais pour l’instant il n’y a eu aucune mise en examen ni revendication d’une entreprise terroriste. Et lui-même n’a jamais revendiqué ses actes avant ou pendant la tuerie. Ses dernières paroles sont allées à sa femme qui n’a pas été mise en examen suite à sa garde à vue. Fin février, les enquêteurs ont commencé à explorer le téléphone portable de Mickaël Harpon.
Question : Au cours de votre enquête, avez-vous eu connaissance d’autres travailleurs handicapés maltraités ou délaissés par cette préfecture de police ?
Wallès Jr Kotra : Pendant cette enquête, nous nous sommes concentrés sur la situation de Mickaël Harpon et nous ne pouvons élargir aux travailleurs handicapés [lire cette enquête évoquant le délaissement professionnel dont a été victime une fonctionnaire aveugle de cette même administration, réglé après cinq années de lutte NDLR]. Mais ce qui est ressorti des témoignages, c’est que la spécificité sourde n’était pas ou peu prise en compte. Mickaël Harpon était en situation de souffrance professionnelle mais il faut rappeler que c’est le cas pour 43% des travailleurs sourds. La préfecture de police n’est pas la seule à ne pas savoir s’adapter pour que les sourds puisse prendre leur place, à ne pas savoir accueillir la différence. C’est une vraie question de société. L’intérêt de ce film est d’attirer l’attention sur cette situation générale qui ne peut plus durer.
Question : Quand la préfecture de police a eu connaissance de votre enquête, que s’est-il passé ? Pour quelle raison son porte-parole ne s’exprime-t-il pas ?
Wallès Jr Kotra : Malgré nos multiples relances par téléphone et mail, la préfecture de police n’a pas souhaité s’exprimer, en disant que ce n’est pas dans leur habitude de s’exprimer dans la presse, et qu’elle ne pouvait pas le faire alors qu’une enquête était encore en cours [refus qui nous a également été opposé NDLR].
Question : Vous avez interviewé un syndicaliste d’une organisation minoritaire qui se définit comme « syndicat d’opinion ». Quels syndicats représentatifs de la police nationale avez-vous contactés, et quelle était leur réponse ?
Wallès Jr Kotra : Nous avons contacté plusieurs syndicats majoritaires par téléphone. Cette tuerie est un sujet tabou et personne n’a voulu s’exprimer officiellement, mis à part celui qui a brisé le silence pour notre enquête.
Question : Vous n’avez pas donné la parole à l’épouse; pour quelles raisons ?
Wallès Jr Kotra : Nous lui avons demandé à plusieurs reprises une interview mais elle n’a pas souhaité s’exprimer. Nous savons cependant qu’elle a été très choquée par le traitement médiatique.
Question : Quels éléments utiles pour votre enquête avez-vous tirés du travail de la Commission d’enquête sur les attaques à la préfecture de police de Paris, toujours en cours à l’Assemblée Nationale ? La surdité n’est évoquée qu’une seule fois par le préfet de police Didier Lallement, et le ministre Christophe Castaner parle simplement de handicap. Alors que le député François Pupponi invoquait un meurtrier écoutant « prêcher matin et soir un imam fiché S ! »
Wallès Jr Kotra : Nous n’avons tiré aucun élément utile de la commission d’enquête car on voit bien qu’elle a du mal à évaluer la situation de souffrance des sourds au travail et aussi la réalité des musulmans pratiquants français. Dans les propos que vous reprenez, il est reproché à Mickaël Harpon d’écouter des prêches, c’est à dire de pratiquer sa religion régulièrement ce qui, premièrement, n’est pas un délit en soi. Et deuxièmement, d’écouter des prêches d’un imam fiché S, alors qu’il est sourd ! Il faut savoir qu’en France les mosquées sont très surveillées et qu’un imam ne peut pas prêcher n’importe quoi, même fiché S [l’obligation de quitter le territoire français qui avait été signifiée à cet imam fin 2013 pour manquement à ses obligations familiales a été annulée et il à la fois libre de ses mouvements et titulaire d’un titre de séjour NDLR].
Question : Avez-vous contacté le président de cette commission d’enquête, le député Eric Ciotti ?
Wallès Jr Kotra : Oui, nous l’avons contacté pour l’interviewer mais il n’a pas répondu [sollicités par nos soins, les députés Eric Ciotti et François Pupponi n’ont pas davantage donné suite NDLR]. Monsieur Ciotti semble mener son enquête sur la radicalisation dans les services publics avec la certitude que Mickaël Harpon était radicalisé et qu’il a commis un acte terroriste. Notre enquête interroge les faits et pose des questions pour apporter de nouveaux éléments. Si nous avions pu l’interroger, nous aurions aimé lui demander : aurait-il eu les mêmes certitudes si Mickaël Harpon avait été un sourd catholique pratiquant et avait tué quatre collègues de travail à la préfecture de police ? Avec ce film, nous voulons apporter une autre grille de lecture de cet acte, en adoptant le point de vue sourd. Cela nous semblait important de montrer qu’il y avait d’autres pistes à explorer que celle de l’acte terroriste. C’est en cherchant à comprendre, ce qui ne veut pas dire minimiser ou dédouaner, que nous pouvons remettre en cause des pratiques et pointer du doigt des dysfonctionnements de notre société, pour faire bouger les choses.
Quelles conséquences pour la Fédération Nationale des Sourds de France ? Éléments de réponse.
Question : Après votre communiqué du 4 octobre 2019, quelles réactions avez-vous reçues ? Y a-t-il eu des pressions et de quels organismes publics ou privés ?
FNSF : Nous avons reçu plusieurs réactions différentes. D’une part de personnes qui trouvaient notre communiqué dangereux et renvoyant une image négative des sourds au travail, ne sont pas d’accord avec notre version et penchent vers la version terrorisme. D’autre part des réactions positives nous disant qu’elles ressentent la souffrance au travail et sont d’accord avec notre communiqué. Une association non-affiliée a menacé de porter plainte contre la FNSF pour notre communiqué de presse.
Question : Avez-vous connaissance d’autres fonctionnaires sourds de la préfecture de police de Paris connaissant des difficultés dans leur évolution de carrière, du harcèlement, des refus de qualification/formation, etc ?
FNSF : Nous recevons régulièrement des courriers et e-mails de témoignages de personne sourdes que nous gardons anonymes. Des témoignages de personnes qui travaillent dans la fonction publique en font partie.
Propos recueillis par Laurent Lejard, mai 2020.
« Le mystère Harpon », enquête du magazine L’Oeil et la main, sera diffusé sur France 5 lundi 18 mai à 10h10 puis disponible en rediffusion sur France.tv.