Une flopée de personnalités et « leaders d’opinion » dont Brigitte Macron, Sylvie Retailleau, Xavier Niel, Guillaume Gellé, Nicolas Demorand, Samuel Étienne, Marie-Sophie Lacarau, Thomas Sotto, Tony Estanguet, a reçu une boite noire contenant trois tétines. Elles symbolisent trois bébés nés le 11 février 2005, sur le thème « la citoyenneté, ça nous regarde. » Président de la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France à l’origine de cette campagne d’influence, Bruno Gendron s’exprime sur la mise en oeuvre d’une loi qui devait rendre pleinement citoyennes les millions de personnes handicapées que compte notre pays.
Question : La loi du 11 février 2005 proclame l’égalité des droits et des chances, avec la participation et la citoyenneté. 18 ans après, vous en dénoncez la piètre mise en oeuvre. Quelles sont ses insuffisances et ses lacunes ?
Bruno Gendron : Cette loi avait ouvert de grands espaces et de grands espoirs sur l’accessibilité à tout pour tous, et le droit à compensation qui, de notre point de vue en tout cas, est plutôt bien traité, et sur la participation des personnes à leur projet de vie. C’était des aspects intéressants. Aujourd’hui, pour sa mise en oeuvre on a de grosses interrogations sur l’accessibilité numérique entendue au sens large, à la fois pour la vie au quotidien et l’accès aux sites Internet marchands, mais aussi les sites web administratifs pour réaliser un certain nombre de démarches, ainsi que dans le domaine professionnel où on se dit qu’un emploi ou même une formation sans outillage numérique, ça n’existe pas. Donc aujourd’hui la quasi-absence d’accessibilité numérique compromet l’employabilité des personnes, et explique au moins en partie les difficultés d’emploi des personnes aveugles ou malvoyantes. Et sur l’accessibilité de la chaîne du déplacement, on voit bien toute la difficulté à faire prendre en compte et respecter nombre de règles et de précautions pour que les personnes aveugles ou malvoyantes se déplacent de la manière la plus aisée possible. Dieu sait qu’on s’est fortement impliqué en tant que fédération et aussi au travers de la Confédération Française pour la Promotion Sociale des Aveugles et Amblyopes (CFPSAA) !
Question : Depuis cette loi, tous les gouvernements qu’ils soient de droite, de gauche socialiste écologiste ou centristes semblent avoir été passifs pour l’appliquer. Comment expliquez-vous cette faible présence des politiques en faveur de l’émancipation et de l’inclusion des personnes handicapées ?
Bruno Gendron : Il y a une parole politique qui existe et des actions qui sont menées. On peut toujours dire effectivement, et je le dis moi-même, qu’elles ne sont pas suffisantes et à la hauteur des espérances, mais il y a quand même des travaux qui sont engagés. Il y a aussi, même si ce n’est pas suffisant, une écoute du tissu associatif. Quand on parle d’inclusion et de conception universelle, on rencontre une difficulté à faire considérer que les éléments sur lesquels on porte des revendications sont des améliorations pour l’ensemble de la population. Mais dans un monde qui est porté par le poids de de l’économie et de la gestion au sens comptable du terme, quand on défend les annonces sonores dans un transport public on nous répond « Ça concerne combien de personnes ? » Dans une logique économique, on compte le coût que ça génère et on compare au nombre de personnes concernées, sauf que la réalité c’est que l’annonce sonore est aussi utile aux gens distraits, ou qui ont des difficultés à lire, aux étrangers, à ceux qui sont sur leur téléphone et ne voient pas forcément le nom de la station mais peuvent l’entendre. J’appuie de plus en plus ce discours-là en disant que la revendication qui est portée par la Fédération renvoie au mieux vivre ensemble. Ce qu’on défend, ça sert à tout le monde.
Question : Vous dites que la contrainte est essentiellement liée à l’économie et à la gestion, c’est-à-dire à l’argent. Mais n’y aurait-il pas également une perception des personnes handicapées qui vaudraient moins que les autres ?
Bruno Gendron : Je ne sais pas si on peut aller jusque là. Par contre, il y a une inégalité de traitement de fait, c’est très clair. Je ne dirai pas qu’on compte moins que d’autres mais il y a parfois des phénomènes de discrimination, le Défenseur des Droits s’en fait annuellement l’écho. C’est une question aujourd’hui majeure. La première chose qu’on nous demande pour faire poids, c’est pour combien de personnes on travaille. Je ne sais pas si le Gouvernement va plier au sujet de la réforme des retraites, n’empêche que le nombre de personnes qui sont mobilisées est bien plus important que celui des personnes en situation de handicap. Notre poids quantitatif est moindre, mais comme d’autres catégories de personnes. Et j’ai l’habitude de dire, c’est mon côté ironique, que nous, on ne peut pas bloquer une ville…
Question : Malgré ce constat, qu’est-ce qui a bien fonctionné avec la loi du 11 février 2005 ?
Bruno Gendron : Pour être militant depuis un certain nombre d’années, je trouve qu’aujourd’hui il y a un dialogue engagé et des actions en termes d’accessibilité. A la Fédération, on regarde les 10% de sites Internet accessibles, mais sans doute y en avait-il moins avant. Dans le domaine de l’emploi, on voit qu’une personne déficiente visuelle sur deux est au chômage, mais il y a aussi des personnes qui travaillent avec beaucoup de plaisir. Globalement, cette loi a permis une prise de conscience importante et on a changé, l’air de rien, le paradigme autour du handicap : aujourd’hui il n’est plus défini à travers la problématique de la déficience médicale, mais par l’environnement qui crée le handicap. Quand on raisonne en termes d’interaction entre la personne, son contexte, son environnement, il est très intéressant de le voir de cette manière-là. Ce qui a bien fonctionné aussi, et on le voit dans les travaux de l’Agefiph et du FIPHFP, c’est le droit à compensation, le financement de ce qui permet de compenser le handicap. C’est plutôt une innovation intéressante. Par contre ce qui m’exaspère le plus, c’est le recul des dates butoirs pour l’accessibilité notamment ; si on fixe des dates butoirs, c’est pour qu’elles soient respectées, mais si à chaque fois on les décale, cela veut dire qu’on envoie le signal qu’il est possible de décaler. Je pense aux Agendas d’Accessibilité Programmée pour l’accessibilité de la chaîne du déplacement et du bâti, et à l’accessibilité numérique. Si le fisc nous envoyait le signal qu’on peut décaler le paiement de nos impôts, on le ferait tous !
Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2023.