1/ Sur les décisions antérieures
Vincent Lambert a été victime d’un grave accident de la voie publique le 29 septembre 2008, à l’âge de 32 ans, à la suite duquel il a subi un traumatisme crânien grave. Tétraplégique et entièrement dépendant, il est hospitalisé à l’unité des patients en état pauci relationnel du Centre Hospitalier Universitaire de Reims (Marne) et bénéficie d’une hydratation et d’une alimentation artificielle par voie entérale. En juillet 2011, le Coma Science Group (service spécialisé de l’université de Liège en Belgique) conclut qu’il était dans un état neurovégétatif chronique qualifié de « conscience minimale plus », et préconisa des séances quotidiennes de kinésithérapie et d’orthophonie, qui ne donnèrent aucun résultat ni ne permirent l’établissement d’un code de communication.
En 2012, ayant cru percevoir des signes de plus en plus marqués d’opposition aux soins et à la toilette par Monsieur Lambert, l’équipe médicale engagea début 2013, avec l’épouse de ce dernier, la procédure collégiale prévue par la loi du 22 avril 2005, dite Léonetti, relative aux droits des malades et à la fin de vie. Le 10 avril 2013, au terme de la procédure collégiale, le Docteur K., médecin de Vincent Lambert et chef de service du CHU de Reims, décidait d’arrêter sa nutrition et de réduire son hydratation. Le 9 mai 2013, les parents ainsi qu’une soeur et un demi-frère de Monsieur Lambert sollicitaient en référé devant le Tribunal Administratif de Châlons-en-Champagne (Marne) l’injonction sous astreinte du Centre Hospitalier de rétablir son alimentation et son hydratation et de lui prodiguer les soins nécessités par son état de santé. Par ordonnance de référé du 11 mai 2013, le Juge, constatant que Vincent Lambert n’avait pas rédigé de directives anticipées ni désigné de personne de confiance et que ses parents n’avaient pas été associés à la procédure collégiale alors qu’ils s’opposaient à la décision prise par le médecin, considéra que ce manquement procédural caractérisait une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, et enjoignit en conséquence au Centre Hospitalier de rétablir son alimentation et son hydratation et de lui prodiguer les soins nécessités par son état de santé.
A compter de septembre 2013, une nouvelle procédure collégiale fut engagée au cours de laquelle le Docteur K. consulta notamment six médecins choisis respectivement par les parents, l’épouse et l’équipe médicale, dont cinq se déclarèrent favorables à l’arrêt du traitement. Il réunit deux conseils de famille avec l’épouse et six des huit frères et soeurs qui se prononcèrent pour l’interruption de l’alimentation et de l’hydratation artificielle, ainsi que les parents de Vincent Lambert et deux de ses frères et soeurs qui se prononcèrent pour son maintien. Le 11 janvier 2014, au terme d’un rapport motivé de treize pages lu à la famille, le Docteur K. annonça son intention, sous réserve d’une saisine du Tribunal Administratif, d’interrompre la nutrition et l’hydratation artificielles. Ce rapport constatait que la situation de Vincent Lambert se caractérisait par la nature irréversible des lésions cérébrales, que le traitement apparaissait inutile, disproportionné et n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie et qu’il était certain qu’il ne souhaitait pas avant son accident vivre dans de telles conditions. Selon le Docteur K., la prolongation de sa vie par la poursuite de traitements de nutrition et d’hydratation artificielles relevait d’une obstination déraisonnable. Le 13 janvier 2014, les parents ainsi qu’une soeur et un demi-frère de Vincent Lambert sollicitaient devant le Tribunal Administratif de Châlons-en-Champagne qu’il soit fait interdiction au Centre Hospitalier et au médecin de supprimer l’alimentation et l’hydratation de Monsieur Vincent Lambert et d’ordonner son transfert immédiat dans une unité de vie spécialisée.
Siégeant en formation plénière de neuf juges, le Tribunal suspendit le 16 janvier 2014 la décision du Docteur K. et rejeta la demande de transfert de Monsieur Vincent Lambert au motif que :
- L’article 2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ne s’oppose pas à ce qu’un Etat règlemente la possibilité pour un individu de s’opposer à un traitement qui pourrait avoir pour effet de prolonger sa vie, ou à un médecin, en charge d’un patient hors d’état d’exprimer sa volonté;
- Il résulte des dispositions du code de la santé publique que l’alimentation et l’hydratation artificielles par voie entérale, ont pour objet d’apporter des nutriments spécifiques aux patients dont les fonctions sont altérées et constituent un traitement;
- Le Docteur K. avait apprécié de manière erronée la volonté de Vincent Lambert, d’une part en retenant qu’il avait exprimé la volonté de ne pas être maintenu en vie dans cette hypothèse, alors que non confortée par des directives anticipées ni par la désignation d’une personne de confiance, cette affirmation ne constituait pas une manifestation formelle d’une volonté expresse. D’autre part en retenant comme manifestation de volonté les relations conflictuelles de Vincent Lambert avec ses parents dont il ne partageait pas les valeurs morales et les engagements religieux, enfin en déduisant de ses manifestations d’opposition aux soins une volonté univoque quant à la volonté de rester ou non en vie;
- Selon le rapport établi en 2011 par le CHU de Liège, Monsieur Vincent Lambert était dans un état pauci relationnel, impliquant la persistance d’une perception émotionnelle et l’existence de possibles réactions à son environnement et que dès lors l’alimentation et l’hydratation artificielles n’avaient pas pour objet de le maintenir artificiellement en vie;
- L’absence de contraintes ou souffrances engendrées par le traitement ne permettait pas de le qualifier d’inutile ou disproportionné.
L’affaire fut portée devant le Conseil d’Etat notamment par l’épouse de Monsieur Lambert, qui renvoya l’affaire devant une formation plénière de 17 membres. L’Union Nationale des Associations de Familles de Traumatisés Crâniens (UNAFTC) intervenait également à l’instance. Le Conseil d’Etat estima nécessaire d’ordonner une expertise médicale confiée à des praticiens disposant de compétences reconnues en neurosciences afin de lui donner notamment toutes indications utiles sur les perspectives d’évolution de l’état de santé de Monsieur Lambert, et sur ses possibilités de communication. Après l’avoir examiné à neuf reprises, le collège d’expert rendit son rapport le 26 mai 2014, dont les conclusions étaient les suivantes :
- L’état clinique correspondait selon eux à un état végétatif sans signe de conscience minimale, avec troubles de la déglutition, atteinte motrice très sévère des quatre membres et aggravation de l’état de conscience depuis l’évaluation faite à Liège en 2011;
- Ils conclurent par ailleurs, eu égard à la durée des soins et la nature des lésions que celles-ci étaient irréversibles et que le pronostic clinique était mauvais;
- Ils indiquèrent enfin que Vincent Lambert n’était pas en mesure d’établir une communication fonctionnelle avec son entourage et que la réaction aux soins ou stimulations douloureuses ne correspondait pas à une réponse consciente susceptible d’interprétation sur la volonté que soit arrêté ou poursuivi son traitement.
Le Conseil d’Etat invita par ailleurs l’Académie Nationale de Médecine, le Comité Consultatif National d’Ethique et le Conseil National de l’Ordre des Médecins ainsi que le député Jean Leonetti, rapporteur de la loi du 22 avril 2005, à lui présenter des observations écrites sur les notions d’obstination déraisonnable et de maintien artificiel de la vie en particulier au regard des personnes dans un état pauci relationnel.
Le Conseil National de l’Ordre des Médecins précisa qu’en employant le terme « seul maintien artificiel de la vie » dans le code de la santé publique (article L.1110-5), le législateur avait voulu viser la situation des personnes chez lesquelles le maintien de la vie n’est assuré que par le recours à des moyens et techniques de substitution de fonctions vitales essentielles, mais aussi celles pour lesquelles est constatée une altération profonde et irréversible des fonctions cognitives et relationnelles, et qu’en l’absence de signe d’amélioration des états pathologiques chroniques, la poursuite de ces moyens et techniques pouvait être considérée comme une obstination déraisonnable.
Jean Leonetti rappela que la loi ne s’applique pas nécessairement aux personnes « en fin de vie » et que la notion de « maintien artificiel de la vie » est utilisée lorsqu’il s’agit de « patient présentant des lésions cérébrales majeures et irréversibles et que son état ne présente plus de possibilité de conscience de soi et de vie relationnelle ». Il ajouta par ailleurs que la responsabilité de la décision d’arrêt de traitement pèse sur le médecin et non pas sur la famille. L’Académie Nationale de Médecine rappela l’interdit fondamental pour le médecin de donner délibérément la mort à autrui, qui est la base de la relation de confiance entre le patient et le médecin. Le Comité Consultatif National d’Ethique préconisa une réflexion sur le processus de délibération collective et la possibilité d’une médiation en l’absence de consensus.
Lors de l’audience devant le Conseil d’Etat, le rapporteur public souligna notamment « à ceux dont la vocation [est] de soigner, le législateur [n’] a pas voulu imposer de franchir le fossé existant entre laisser la mort faire son oeuvre, lorsque plus rien ne peut l’empêcher, et celui de l’infliger directement par l’administration d’un produit létal. En interrompant un traitement, le médecin ne tue pas, il se résout à se retirer lorsqu’il n’y a plus rien à faire ».
En premier lieu, le Conseil d’Etat affirma que les dispositions du code de la santé publique qui permettent à un médecin de prendre, à l’égard d’une personne hors d’état d’exprimer sa volonté, une décision de limitation ou d’arrêt de traitement susceptible de mettre sa vie en danger que sous la double et stricte condition que la poursuite de ce traitement traduise une obstination déraisonnable et que soient respectées les garanties tenant à la prise en compte des souhaits éventuellement exprimés par le patient et à la consultation d’au moins un autre médecin et de l’équipe soignante ainsi que de la personne de confiance et de la famille ou d’un proche, avec possibilité d’un recours juridictionnel pour s’assurer du respect de ces conditions, ne sont pas contraires aux dispositions des articles 2 et 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
Il indiqua ensuite que l’alimentation et l’hydratation artificielles constituent bien des traitements susceptibles d’être interrompus lorsque leur poursuite traduirait une obstination déraisonnable, mais que le seul fait d’en être tributaire ne la caractérise pas à elle seule. Il précisa que le médecin qui envisage de prendre une telle décision doit se fonder sur un ensemble d’éléments médicaux (parcours médical, séquelles et évolution de l’état de santé, souffrance…) et non médicaux (avis de la personne de confiance et de la famille) dont le poids respectif ne peut être prédéterminé, mais relève de la singularité de chaque situation.
En toute hypothèse, le médecin doit accorder une importance particulière à la volonté qu’aurait pu exprimer le patient de quelque façon que ce soit, et lorsque celle-ci est inconnue, ne pas présumer qu’elle consiste en un refus d’être maintenu en vie. Le médecin doit toujours être guidé « par le souci de la plus grande bienfaisance à son égard ». En l’espèce, le Conseil d’Etat jugea le 24 juin 2014 que la décision du médecin n’était pas illégale et rejeta la demande des parents. Il considéra que la procédure préalable à l’adoption de la décision d’arrêt de traitement n’était entachée d’aucune irrégularité formelle en ce que le médecin avait parfaitement respecté l’ensemble de la procédure. D’un point de vue médical, le Conseil d’Etat releva que le rapport d’expertise collégiale dont les conclusions étaient unanimes confirmait celles du Docteur K. Enfin, il releva que le médecin avait tenu compte du souhait de Monsieur Lambert, plusieurs fois exprimé, de ne pas être maintenu artificiellement en vie dans l’hypothèse où il se trouverait dans un état de grande dépendance, et que l’absence d’unanimité entre les membres de la famille n’était pas de nature à faire obstacle à sa décision.
2/ Sur la décision de la CEDH
La Cour Européenne des Droits de l’Homme par arrêt du 5 juin 2015 rappela que les dispositions du code de la santé publique concernées, à savoir les articles L.1110-1 et suivants, insérées par la loi du 22 avril 2005 dite Léonetti, n’autorisent en droit interne ni l’euthanasie, ni le suicide assisté, et ne permettent au médecin d’interrompre un traitement que si sa poursuite manifeste une obstination déraisonnable (c’est-à-dire relève de l’acharnement thérapeutique) et au terme d’une procédure réglementée.
La Cour releva que les députés Jean Leonetti et Alain Claeys ont déposé à l’Assemblée Nationale le 21 janvier 2015 une proposition de loi, adoptée par cette dernière le 17 mars 2015 puis par le Sénat le 23 juin suivant, contenant des modifications de la loi du 22 avril 2005 (ce texte sera prochainement examiné en seconde lecture par l’Assemblée Nationale). La Cour rappela aussi qu’un certain nombre de textes qui ont été adoptés par le Conseil de l’Europe à ce sujet.
La Cour rappela encore qu’en droit comparé concernant 39 des 47 états membres du Conseil de l’Europe, il n’existe pas de consensus pour autoriser l’arrêt d’un traitement n’ayant d’autre objet que la seule prolongation artificielle de la vie. Dans une majorité d’Etats, l’arrêt est possible sous certaines conditions fixées soit par les textes contraignants (loi) ou non (codes de déontologie) soit par la jurisprudence (Italie). Un consensus existe sur le rôle primordial de la volonté du patient dans la prise de décision, et il est prévu la consultation des proches sans nécessairement de hiérarchie parmi eux, même si certains Etats font prévaloir l’avis du conjoint. L’étude menée par la clinique des Droits de l’Homme conclut qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucun consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe pour autoriser ou non le suicide assisté ou l’euthanasie, mais qu’il y a en revanche un consensus pour encadrer strictement les modalités de l’euthanasie passive dans les Etats qui l’autorisent.
En droit, la Cour considère que ni les parents ni l’épouse de Monsieur Lambert n’ont qualité pour représenter ce dernier devant la Cour, mais que la requête de ses parents sera examinée au fond dans la mesure où les questions invoquées l’ont été en leur nom propre.
a/ Les arguments des parties et des tiers intervenants
Les requérants considéraient que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation artificielles de Monsieur Lambert était contraire aux obligations découlant pour l’Etat de l’article 2 de la Convention, et contestaient le processus ayant abouti à la décision d’arrêt de traitement. Selon eux, cette décision constitue un acte d’euthanasie dans la mesure où Monsieur Lambert n’est ni malade ni en fin de vie, mais gravement handicapé, que l’alimentation artificielle dont il bénéficie n’est pas un traitement susceptible d’être arrêté et que sa situation médicale ne relève pas de l’obstination déraisonnable. Ils reprochaient par ailleurs à la loi de ne pas tenir compte de la situation particulière du désaccord entre les membres d’une même famille.
Le gouvernement français soutint que la loi du 22 avril 2005 concilie le droit au respect de la vie et le droit du patient de consentir à un traitement ou de le refuser. La définition de l’obstination déraisonnable repose sur les principes éthiques de bienveillance et non-malfaisance, sur les fondements desquels les professionnels de santé ne peuvent délivrer que des traitements appropriés et doivent être guidés par le seul bénéfice du patient pour l’évaluation duquel doivent être pris en compte des éléments médicaux et non médicaux et notamment la volonté du patient. L’hydratation et l’alimentation artificielles constituent des traitements, ces derniers étant définis comme les moyens et interventions qui répondent à une insuffisance fonctionnelle du patient et qui supposent la mise en oeuvre de techniques médicales intrusives. Le Gouvernement souligna que la loi française prévoit un certain nombre de garanties procédurales (volonté du patient, avis de la personne de confiance, de la famille ou des proches, procédure collégiale) et la décision du médecin est soumise au contrôle du Juge.
Rachel Lambert souleva notamment que lorsque le patient n’a pas désigné de personne de confiance ni rédigé de directives anticipées, sa volonté doit être recherchée en sollicitant l’avis de sa famille. Le frère et la soeur de Monsieur Lambert soutinrent que l’incapacité de ce dernier à s’alimenter et s’hydrater seul, qui causerait son décès, caractérise bien la notion de traitements ne tendant plus qu’au seul maintien artificiel de la vie, et qu’en l’espèce la procédure collégiale a été parfaitement respectée.
L’UNAFTC estima que les patients en état végétatif chronique et en état pauci relationnel ne sont pas en fin de vie et ne sont pas maintenus artificiellement en vie, et que lorsque leur pronostic vital n’est pas engagé, l’alimentation et l’hydratation artificielles ne doivent pas être considérés comme un traitement susceptible d’être arrêté. Elle considère par ailleurs que la volonté du patient ne peut être rapportée par des propos oraux rapportés par une partie de la famille, que le doute doit toujours profiter à la vie et qu’une décision d’arrêt de traitement ne peut être prise en l’absence de consensus familial.
b/ Appréciation de la Cour
La Cour a constaté qu’il n’existe pas de consensus entre les Etats Membres du Conseil de l’Europe pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie, même si une majorité d’Etats semble l’autoriser, et qu’il existe en tout état de cause un consensus sur le rôle primordial de la volonté du patient dans la prise de décision, quel qu’en soit le mode d’expression. En conséquence, la Cour a considéré que dans ce domaine qui touche à la fin de vie, il y a lieu d’accorder une marge d’appréciation aux Etats non seulement quant à la possibilité de permettre ou pas l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie et à ses modalités de mise en oeuvre, mais aussi quant à la façon de ménager un équilibre entre la protection du droit à la vie du patient et celle du droit au respect de sa vie privée et de son autonomie personnelle, mais que cette marge d’appréciation n’est toutefois par illimitée.
La Cour a indiqué, d’une part, qu’il résulte d’une décision du Conseil d’Etat en date du 14 février 2014 que les dispositions de la loi du 22 avril 2005 ont une portée générale et s’appliquent à tous les usagers du système de santé que le patient soit ou non en fin de vie. Mais également que la notion de traitements susceptibles d’être arrêtés ou limités inclut l’ensemble des actes qui tendent à assurer de façon artificielle le maintien des fonctions vitales du patient, dont font partie l’alimentation et l’hydratation artificielles.
D’autre part, la Cour a relevé que selon le droit français, un traitement est constitutif d’une obstination déraisonnable lorsqu’il est inutile, disproportionné ou qu’il n’a d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. Sur ce dernier critère, utilisé dans l’affaire de Monsieur Lambert, la Cour constate que le Conseil d’Etat a détaillé les éléments à prendre en compte par le médecin pour apprécier si les conditions de l’obstination déraisonnable étaient réunies, et énoncé deux garanties importantes relatives à l’absence de présomption d’obstination déraisonnable lorsque le malade est privé de conscience ou d’autonomie le rendant tributaire d’un tel mode d’alimentation et d’hydratation, et à l’impossibilité, lorsque l’avis du malade n’est pas connu, de présumer un refus d’être maintenu en vie.
La Cour a donc conclu que les dispositions de la loi du 22 avril 2005 telles qu’interprétées par le Conseil d’Etat constituent un cadre législatif suffisamment clair et qu’elle encadre « de façon précise la décision du médecin dans une situation telle que celle-ci ». En l’espèce, elle a cependant relevé que le processus décisionnel a été mené de manière longue et très rigoureuse, excédant même les conditions posées par la loi, et que cette procédure a donc respecté les exigences de l’article 2. La Cour a souligné que le patient, même hors d’état d’exprimer sa volonté, est celui dont le consentement doit rester au centre du processus décisionnel, notamment par les souhaits qu’il aurait pu exprimer précédemment et confiés oralement à un membre de la famille ou un proche. Elle indique que les éléments de droit comparé dont elle dispose montrent qu’en l’absence de directives anticipées, la volonté présumée du patient doit être recherchée selon des modalités diverses (déclarations du représentant légal, de la famille, autres éléments témoignant de la personnalité, convictions du patient, etc.).
Dans ces conditions, elle a conclu que le Conseil d’Etat a pu estimer que les témoignages qui lui étaient soumis étaient suffisamment précis pour établir quels étaient les souhaits de Monsieur Lambert quant à l’arrêt ou au maintien de son traitement. La Cour a indiqué en « considérations finales » que son rôle a consisté à examiner le respect par l’Etat de ses obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, à savoir prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Qu’en l’espèce, la Cour a considéré conformes aux exigences de cet article le cadre législatif prévu par le droit interne Français, tel qu’interprété par le Conseil d’Etat, ainsi que le processus décisionnel, mené en l’espèce d’une façon méticuleuse. Par ailleurs, la Cour a conclu, s’agissant des recours juridictionnels dont ont bénéficié les requérants, que l’affaire avait fait l’objet d’un examen approfondi où tous les points de vue avaient pu s’exprimer et tous les aspects avaient été mûrement pesés, au vu tant d’une expertise médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances médicales et éthiques.
En conséquence, la Cour arrive à la conclusion que les autorités internes se sont conformées à leurs obligations positives, découlant de l’article 2 de la Convention compte tenu de la marge d’appréciation dont elles disposaient en l’espèce, et qu’il n’y a donc pas de violation de cet article.
La Cour a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré par les requérants de l’article 2 en leur nom propre, rejeté à l’unanimité la demande de Rachel Lambert visant à représenter Vincent Lambert en qualité de tiers intervenant, et dit par douze voix contre cinq qu’il n’y aurait pas de violation de l’article 2 de la convention en cas de mise en oeuvre de la décision du Conseil d’Etat du 24 juin 2014.
3/ Sur l’opinion en partie dissidente commune aux juges Hajiyev, Sikuta, Tsotsoria, De Gaetano et Gritco
Pour résumer la décision de la Cour, l’opinion dissidente émise par cinq des dix-sept magistrats indique que finalement « ce qui est proposé revient ni plus ni moins à dire qu’une personne lourdement handicapée, qui est dans l’incapacité de communiquer ses souhaits quant à son état actuel, peut, sur la base de plusieurs affirmations contestables, être privée de deux composants essentiels au maintien de la vie, à savoir la nourriture et l’eau, et que de plus la Convention est inopérante face à cette réalité. » L’opinion dissidente est en désaccord avec la décision sur le rejet de la demande des parents et de l’épouse de Monsieur Lambert de représenter ce dernier devant la Cour. Elle précise qu’il se trouve dans un état végétatif chronique, en état de conscience minimale voire inexistante, mais qu’il n’est pas en état de mort cérébrale, et peut respirer seul et digérer la nourriture et surtout rien ne prouve qu’il ressente de la douleur.
A cet égard, l’opinion minoritaire cite les observations des requérants indiquant que Vincent Lambert est susceptible d’être levé, habillé, placé dans un fauteuil, sorti de sa chambre et que de nombreuses personnes dans un état similaire peuvent passer le weekend ou quelques jours en famille, notamment grâce à leur alimentation entérale. Par ailleurs, il est souligné que selon les éléments soumis à la Cour l’alimentation par voie entérale occasionne une atteinte minimale à l’intégrité physique, ne cause aucune douleur au patient et peut être administrée par la famille ou un proche, et qu’en ce sens l’alimentation et l’hydratation par voie entérale de Monsieur Lambert sont proportionnées à son état. Sur ce point, l’opinion dissidente dit ne pas comprendre pourquoi le transfert de Monsieur Lambert dans une clinique spécialisée a été bloqué par les autorités. Après ce constat, elle conclut que « Vincent Lambert est vivant » et s’interroge : « Qu’est ce qui peut justifier qu’un Etat autorise un médecin [à] cesser ou à s’abstenir de le nourrir et de l’hydrater, de manière à, en fait, l’affamer jusqu’à la mort ? »
L’opinion minoritaire rappelle que selon elle, on ne sait pas si Monsieur Lambert, infirmier, souhaite ou même souhaitait réellement la poursuite de l’alimentation et de l’hydratation dans la situation où il se trouve actuellement, ce dernier n’ayant rédigé aucune directive anticipée ni désigné de personne de confiance. Ainsi, la décision du Conseil d’Etat, qui s’est basée sur des discussions informelles qu’il aurait eues avec son épouse et son frère, et rapportées par eux, ne permet pas d’avoir une certitude absolue de ses souhaits. A cette occasion, il est cité les observations des requérants qui ont fait valoir que celui qui ne souhaite pas vivre ne survit pas 31 jours sans manger et avec une hydratation réduite à 500 ml par jour, ce qui a été le cas pour Monsieur Lambert. L’opinion minoritaire rappelle qu’il ne se trouve pas dans une situation de fin de vie et que son alimentation, qui a pour but de le maintenir en vie, quelle que soit sa qualification de soin ou de traitement, demeure un moyen ordinaire de maintien de la vie qui doit en principe être poursuivi.
La véritable question est dès lors de savoir si « l’hydratation et l’alimentation produisent un bénéfice pour le patient sans lui causer une douleur ou une souffrance indue ou une dépense excessive de ressources ». Dans l’affirmative, l’Etat a l’obligation positive de préserver la vie du patient. Au contraire, si la charge excède les bénéfices, l’obligation de l’Etat cesse. A ce titre, il n’y a aucun doute en l’espèce sur le fait que Monsieur Lambert est vivant et toute personne se trouvant dans son état a une dignité humaine fondamentale et doit recevoir les soins ou traitements ordinaires et proportionnés ce qui inclut l’apport d’eau et de nourriture.
L’opinion dissidente consent l’existence d’une distinction entre euthanasie et suicide assisté d’une part, et abstention thérapeutique d’autre part. En l’espèce, elle considère cependant qu’il s’agit « d’une affaire d’euthanasie qui ne veut pas dire son nom » dès lors que les critères de la loi Léonetti appliqués à une personne inconsciente et soumise à un traitement qui relève du soin, ont pour résultat de précipiter un décès qui ne serait pas survenu autrement dans un avenir prévisible. Elle rappelle que le fait d’alimenter une personne, même par voie entérale, est un acte de soins qui, en cas d’abstention, entraine inévitablement la mort.
Catherine Meimon Nisenbaum, avocate à la Cour, août 2015.