Hoëlle Corvest est une retraitée active. Après avoir officié pendant une trentaine d’années à la Cité des Sciences et de l’Industrie de Paris La Villette en faveur de l’accessibilité des expositions aux visiteurs déficients visuels, elle poursuit pour la Fédération des aveugles et amblyopes de France les ateliers d’apprentissage de la lecture d’images en relief qu’elle avait alors créés.
Des ateliers mensuels
« La Fédération des Aveugles et Amblyopes de France a repris ces ateliers en 2017, au moment où Hoëlle Corvest a pris sa retraite, précise Nadine Dutier, ergothérapeute retraitée. Pourquoi est-il nécessaire d’apprendre à lire une image ? Quand on est devenu aveugle, il faut prendre confiance dans ses sensations, avec un apprentissage progressif de la compréhension de ce que l’on touche. Quand on est né aveugle, c’est plus complexe encore ; même si les gens connaissent les termes, il n’y a pas d’images dans les livres braille. Il faut alors apprendre les codes graphiques de l’image, pour percevoir nuages, eau, escaliers, etc. Dans nos ateliers, on reçoit tout le monde gratuitement, brailliste ou pas, pour un travail en binôme avec un médiateur, un bénévole, un professionnel du handicap visuel. »
Ils réunissent 6 à 12 binômes qui étudient des images en relief choisies pour leur lisibilité tactile, en lecture collective : « Chacun aide à s’approprier l’image avec la guidance du binôme voyant. Le commentaire part du ressenti sous les doigts, les participants déficients visuels mènent la lecture descriptive. » Un atelier par mois est organisé à Paris ou en régions, pendant deux ou trois jours, en salle ou dans des musées. « On en a fait un au musée de l’Homme [Paris 16e] à l’occasion de son exposition Préhistoire : on choisit les oeuvres à créer en relief, la partie pédagogique donne à toucher des crânes, des outils, des armes, on montre les animaux. Quand on se rend dans l’exposition, elle devient plus concrète. A l’Opéra Comique, on a allié un livret sur les costumes avec une visite des décors. On réalise des approches extrêmement variées qui ne sont jamais ennuyeuses, pour donner envie d’aller au musée. Si les moyens sont donnés, ce public va trouver plaisir à s’y rendre. »
Lire les images pour percevoir les objets
« Les représentations tactiles, lorsqu’elles peuvent être lues de manière signifiante, donnent accès à une matérialité où les formes sont présentes, cela permet de construire », justifie Hoëlle Corvest. Ce qu’elle a pratiqué pendant une trentaine d’années à la CSI : « Il faut reprendre depuis le début, quand je suis arrivée en 1986, pour mettre en oeuvre une accessibilité inclusive dans un temple de la vision employant beaucoup d’informatique, ainsi qu’une interactivité gestuelle et corporelle dans ses expositions. En 1987, une équipe d’enseignants-formateurs du CNEFEI [devenu INSHEA puis INSEI] a débuté une recherche appliquée sur l’image tactile en lien avec les formes de représentations mentales des personnes déficientes visuelles. Elle a observé, étudié la littérature, fait le constat que des personnes nées aveugles ont des représentations mentales d’objets, de formes, de cheminements, d’itinéraires. »
Les ouvrages produits par des établissements spécialisés s’appuyaient alors sur des transcriptions à base de points imprimés : « Des enseignants ont élaboré des matrices sur lesquelles on contrecollait des formes reproduites par thermoformage. Ces images offraient peu d’information, parce qu’on reproduisait l’idée d’une cartographie sommaire, d’un seul point de vue, en variant les textures des espaces représentés. Les usagers déficients visuels devaient chercher la légende pour lire le contenu des schémas, et saisir la topographie des représentations. On les a habitués à lire ces schémas de manière cardinale, en situant les éléments les uns par rapport aux autres, sans préciser s’il s’agissait d’une vue frontale ou d’une coupe. Limités en nombre et qualité d’informations, ils ne permettaient pas d’acquérir une culture d’images tactiles, et c’est pour cela que la plupart des usagers déficients visuels ne comprenaient rien. »
De la recherche au livre tactile
« L’une des recherches a visé à discerner les différentes formes de représentations : la perception entre ombre et lumière, l’effet de rotondité, la spatialisation n’existent pas parce que l’on est au contact de l’objet que l’on palpe. La perception est limitée aux doigts et aux mains, on touche des parties que l’on associe, et la forme va s’ériger en fonction des angles. Le CNEFEI avait pour cela expérimenté l’usage du dessin technique, qui conserve les propriétés du volume d’un objet. Ça s’acquiert très vite mais il faut l’apprendre ; le Centre avait produit des ateliers avec des enfants, ils fonctionnaient bien et rapidement. Ça m’a ouvert des univers énormes, et permis de fonctionner de manière active pour être en interface avec les graphistes afin de réaliser les différents éléments tactiles des expos. C’est à partir de là que l’on a édité des ouvrages. » Hoëlle Corvest a notamment participé en 2005 à l’élaboration de plans tactiles des lignes de métro parisien et RER. On lui doit notamment en 2015 un ouvrage sur Léonard de Vinci, et au printemps 2019 La villa Cavrois pour la collection Sensitinéraires du Centre des Monuments Nationaux.
« En même temps que ces travaux sur les aspects cognitifs, il y a eu toute une recherche sur les aspects techniques, les formes usinées sur un matériau stable, définissant les dimensions à respecter pour la perception du bout des doigts. La forme des points brailles, en intercaractères et interligne, est ressortie : la dimension est celle de la cellule braille de base, 6mm. L’étude s’est poursuivie jusqu’au début des années 2000, conduisant à l’édition en 2001 d’un Guide de l’acheteur public de produits graphiques en relief à l’usage des personnes déficientes visuelles [téléchargeable en PDF, hélas au format… image !] » Cette utilisation du dessin technique pour créer des images en relief compréhensibles par le toucher a également été déployée par une équipe italienne, à Turin, et Hoëlle Corvest a travaillé avec elle.
Mais cette approche est encore plus ancienne : « Dans les années 1960-70, un professeur de travaux manuels d’une école polonaise faisait réaliser plein de choses par ses élèves déficients visuels, il appliquait le dessin technique. On représente la face visible comme la face cachée, on montre ce qui correspond sans déformation géométrique, en jouant sur les différents points de vue pour que l’usager construise la forme globale. Ailleurs, on continue à produire comme avant, avec des textures et des formes schématiques. Aux USA, la haute autorité du braille a produit vers 2005-08 une montagne de symboles à utiliser pour restituer l’eau, des sols, etc. Cela reste sur la méthode ancienne. »
Alors qu’Hoëlle Corvest relève l’utilité générale des images en relief : « On voit des enseignants s’arrêter devant des plans tactiles, lors de visites de musées. Personnellement, j’avais fait des études d’histoire, avec des chapitres que je n’ai pu intégrer parce que je n’avais pas la compréhension de ce que je devais connaître, je ne percevais pas la totalité du sens. Si j’avais eu la perception de l’image tactile, ça aurait tout changé. Cette représentation a constitué une alphabétisation, une grammaire de base qui permet de structurer et de comprendre. »
Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2023.