Une révolution est-elle en marche pour les usagers-travailleurs des Établissements et Services d’Aide par le Travail ? Dans son nouveau plaidoyer, l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) « demande que les travailleurs d’ESAT puissent être considérés à la fois comme des usagers du secteur médico-social et comme des salariés » bénéficiant « de l’ensemble des droits garantis par les conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le Code du travail, ainsi que les conventions collectives. » Elle plaide également pour « Une rémunération atteignant au minimum le SMIC pour tous les travailleurs handicapés des ESAT, générant des cotisations pour la retraite, et l’application des conventions collectives nationales et de branches (ancienneté, grille des salaires, etc.) » Une prise de position nettement différente à celle qu’elle exposait en juillet 2019 devant la mission interministérielle menée par les inspections générales des finances (IGF) et des affaires sociales (IGAS) où l’Uniopss proposait d’« Examiner l’opportunité d’un aménagement du statut des usagers d’ESAT comme réponse aux interrogations posées (droits à la formation …) » Et en mars 2021, elle considérait encore qu’il « serait opportun de donner aux usagers accès à des droits du travail. Il faudrait mieux cerner ce qui est possible de faire, en étant vigilant. »
Qu’est-ce qui explique cette évolution ? « Le contexte international, avec la recommandation de l’Organisation des Nations Unies [du 4 octobre 2021], a forcé notre positionnement, justifie Jérôme Voiturier, directeur général de l’Uniopss. Il découle à la fois de l’expression des associations gestionnaires et de celles qui représentent les personnes concernées. Les usagers d’ESAT sont à la fois dans un établissement médico-social et des travailleurs, c’est du « en même temps ». Ces travailleurs handicapés sont à même d’avoir le plus possible une activité dans le droit commun tout en maintenant le soutien et la protection médico-sociaux. » Cette évolution est également nécessaire tant les ESAT vivent en insécurité juridique depuis l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 26 mars 2015 considérant que leurs usagers sont des travailleurs au sens de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Une décision qui n’a pas été traduite dans le droit national.
Médico-social et production
« Ce plaidoyer est une bonne chose, constate Thibault Petit, auteur d’une enquête sur les ESAT publiée l’an dernier, Handicap à vendre. A ma connaissance c’est la première fois qu’une association institutionnelle propose ouvertement l’application du code du travail dans les ESAT. Dans les discussions internes entre gestionnaires et syndicat des directeurs ou cadres, c’est une question qui se pose de plus en plus. » Et il relève particulièrement les termes employés : « Dans le plaidoyer, les arguments sont mot pour mot ceux des ouvriers handicapés et des observateurs, depuis plusieurs années. Quand le plaidoyer dit que l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) n’est pas un salaire et ne fait donc pas cotiser à la retraite et au chômage, c’est pointé depuis longtemps. Lorsqu’on le faisait remarquer aux ESAT et aux gestionnaires, leur réponse était toujours « D’accord, ils ont une rémunération faible mais ils ont l’AAH et grâce à elle ils sont au SMIC, et avec les prestations sociales et la prime d’activité, certains sont mêmes au-dessus du salaire minimum, ils gagnent plus que nos salariés ». Cet argument assez cynique de la part d’associations censées défendre les travailleurs handicapés est discrédité. » Autre évolution mise en évidence par Thibault Petit dans son enquête, de nombreux ESAT sont devenus des entreprises dont les usagers-travailleurs produisent de la richesse, font tourner des restaurants, conditionnent des produits, cultivent des produits maraîchers, etc., pendant 35 heures par semaine.
Une évolution réclamée par les ESAT
Comment faire évoluer le statut des usagers-travailleurs tout en maintenant le cadre protecteur médico-social et le soutien qu’il est censé apporter ? « Dès 2017 on avait posé cette question de l’évolution du statut des travailleurs d’ESAT en se demandant si l’évolution vers un statut de salarié n’était pas inévitable, justifie Didier Rambeaux, président de l’association nationale des directeurs d’ESAT Andicat. C’était le sens de l’histoire. » Andicat souhaiterait un statut hybride, une 3e voie entre le salarié et l’usager : « On ne peut pas imaginer que les travailleurs d’ESAT perdent leur accompagnement, parce qu’on a des personnes qui sont les plus éloignées de l’emploi et avec lesquelles un accompagnement médico-social est indispensable. On ne peut pas imaginer que ces personnes-là ne puissent plus avoir accès à un psychologue, une infirmière ou un psychiatre et l’accompagnement de leur moniteur. » Donc défendre la dimension protectrice de l’ESAT, tout en ouvrant les mêmes droits qu’un salarié classique : « C’est une position dure à tenir, ça ne va pas se faire du jour au lendemain. Cette 3e voie devra inventer un statut de salarié protégé, mais de salarié quand même. »
Une transformation statutaire également nécessaire du fait du lent changement du public concerné : « L’autre élément important, poursuit Didier Rambeaux, c’est l’évolution sociologique des populations des ESAT. Depuis la loi de 2005, on a des arrivées de plus en plus importantes de publics handicapés psychiques et moins d’handicapés mentaux, dont beaucoup vont partir en retraite prochainement. Actuellement, la proportion est d’un tiers de handicap psychique et deux-tiers de handicap mental mais elle va rapidement s’inverser. » Modification sociologique qui amène des niveaux plus élevés de compétences professionnelles et un accompagnement médico-social différent : « Troisième aspect du problème, les ESAT s’impliquent dans la vie économique et la plupart sont clairement positionnés sur un marché concurrentiel. Une équipe d’espaces verts côtoie des gens du milieu ordinaire sur le lieu de travail. » Mais comment financer ce nouveau statut ? « Il faudra une rémunération au SMIC, alors qu’aujourd’hui l’État finance l’aide au poste à hauteur de 50,7% du SMIC et l’ESAT au moins 5% du SMIC. Ça pose un problème de fond alors qu’on est plutôt dans des politiques de réduction budgétaire. » Pour atteindre le salaire minimum, il sera nécessaire de financer le complément, les ESAT dépassant très rarement 10% du SMIC, le tout majoré des cotisations sociales. « Il faut que l’État aille plus loin au niveau de l’aide au poste et que les ESAT acceptent de financer une part des rémunérations des travailleurs, et là peut être qu’on pourra arriver à un compromis », conclut Didier Rambeaux.
L’Unapei en position d’attente
Alors que la moitié des ESAT est gérée par des organisations fédérées par l’Unapei, celle-ci n’a pas participé à l’élaboration du plaidoyer Uniopss, ayant quitté cette organisation l’an dernier. « Pour l’instant, nous sommes plutôt en position d’attente sur ce sujet, précise Patrick Maincent, vice-président de l’Unapei. Nous sommes tout à fait conscients qu’il y a un travail à faire sur le statut des travailleurs des ESAT, de là à les précipiter dans le statut du code du travail, il y a sans doute une marche qui mérite d’autres étapes et précisions. » Il redoute un effondrement des ESAT en cas de transformation du statut d’usagers en salariés de droit privé, tout en ralliant l’idée de la 3e voie : « Elle est à construire. Que les travailleurs d’ESAT puissent bénéficier des droits de n’importe quel salarié reste encore à définir. Nous avons participé à la réflexion sur ces droits dans le cadre de la réforme des ESAT actuellement en cours [lire l’actualité des 15 et 27 décembre 2022]. Qu’ils se rapprochent au plus près, voire à l’identique des autres salariés, c’est une bonne chose, mais il faut que l’on soit vigilants afin que cette démarche ne précipite pas les travailleurs d’ESAT dans la précarité. »
Qu’est-ce que l’Unapei est prête à accepter, en matière de droits et libertés syndicales, droit de grève, intégration au Comité social et économique ? « Nous n’avons aucun problème par rapport à ces droits syndicaux ; rien n’interdit à un travailleur d’ESAT de se syndiquer. D’ailleurs, dans le cadre du mouvement contre la réforme de retraite, des travailleurs d’ESAT sont allés aux manifestations. » Patrick Maincent soulève également une évolution relevée par Thibault Petit, dont il critique toutefois l’enquête journalistique : « L’entrée en ESAT est de plus en plus sélective, beaucoup trop à mon sens. Beaucoup de ces travailleurs doivent être accompagnés pour aller vers le milieu ordinaire et maintenant vers l’Entreprise Adaptée puisque la porte s’est ouverte à nouveau grâce à la réforme en cours. » Sera-t-elle suffisante pour que le taux de sortie d’ESAT vers l’emploi en milieu ordinaire dépasse 1% alors que l’État n’envisage de financer qu’un seul chargé d’emploi par département ? Une fois de plus, le sort des travailleurs handicapés dépendra des budgets.
Laurent Lejard, avril 2023.