La mobilisation de centaines d’avocats et la médiatisation du projet d’expulsion domiciliaire en plein mois d’août d’une dame de 98 ans, aveugle, au profit d’une opération de promotion immobilière n’a pas eu le temps de devenir un scandale national : la préfecture de Charente-Maritime a renoncé à envoyer la police déloger l’occupante. Son avocat, Maître François Drageon, relate cette incroyable histoire pourtant vraie :
« Ce n’est pas une affaire banale. Je plaide pour une très très vieille dame, qui a toute sa tête, une femme intelligente, drôle, souriante, mais très fragile, une personne vulnérable. Elle vit à La Rochelle dans une maison dont elle est locataire depuis 62 ans ; elle a régulièrement payé son loyer et élevé ses 7 enfants; son mari est mort très tôt. Elle arrivait d’Espagne, d’Irun au Pays Basque, poussée dehors par les troupes franquistes. Elle a eu un parcours de vie très dense, marqué par beaucoup de malheurs, et ce d’autant que je l’ai rencontrée il y a une quarantaine d’années à l’occasion du décès d’un de ses fils tombé dans le port et qu’on a retrouvé noyé. C’est une famille marquée par le destin, des gens modestes dans la régularité absolue, qui respectent leurs engagements et attentifs à être discrets, à ne jamais faire parler d’eux. »
« Il y a une dizaine d’années, alors que sa vue est déjà très dégradée, elle a signé un document qui porte son loyer de 400€ à 600€. Mais son propriétaire ne va pas lui demander ces 200€ de supplément, elle va continuer à payer 400€ parce qu’elle me dit qu’elle n’a jamais signé ce document. Personne ne dit rien pendant des années, sans aucun problème, puis le propriétaire meurt. Sa fille prend les commandes et ça continue comme ça, sauf qu’en même temps un promoteur immobilier rachète toutes les maisons de la zone et on arrive à la situation où il ne reste plus que la maison de cette vieille dame. A ce moment-là, on lui délivre un commandement lui disant « 200€ de différence par mois publié par 12 mois multiplié par 5 ans, ça fait 10.000€ », 9.844€ exactement à régler immédiatement ! Elle conteste, prend un avocat, dit : « Je n’ai jamais signé ça, j’ai toujours payé mon loyer, personne ne m’a jamais rien dit, je suis une honnête femme. » Puis le Tribunal et la Cour d’Appel ont considéré qu’elle était, tenez-vous bien, « locataire de mauvaise foi » parce qu’elle n’a pas payé dans le mois qui suit le commandement de 9.844€, et ordonné la résiliation du bail. Mais quand on ordonne cette résiliation pour faute du locataire, on supprime l’obligation de relogement par le propriétaire qui se retrouve à la tête d’une maison libre, apparemment, et d’un compromis définitif de vente avec le promoteur immobilier. Reste la question de l’exécution, et l’huissier a besoin de la force publique parce que la vieille dame ne va pas partir comme ça. La première demande est rejetée par Monsieur le préfet de Charente-Maritime, puis le préfet va d’autorité réenrôler cette affaire devant la sous-commission de conciliation et de prévention des risques d’expulsion locative. Le dossier est étudié sans les observations de la dame, la commission donne un avis favorable à l’usage de la force publique contre une femme de 98 ans, aveugle, qui continue pourtant à payer ses 400€ de loyer ! »
Au commissariat, comme une malfaisante
« Je la reçois avec sa fille, âgée de 70 ans, complètement catastrophée. J’ai contacté le préfet par téléphone : il était en réunion, son secrétariat m’a répondu d’envoyer un courriel. J’attends quelques jours, et je me rends compte qu’entre temps le processus d’expulsion a continué, que le préfet a fait convoquer ma cliente au commissariat de police pour étudier les modalités pratiques de l’expulsion. Je me rends compte également que tout le monde est passé à côté du dossier, parce qu’on ne convoque pas ainsi une femme 98 ans, aveugle. Alors j’ai assigné devant le juge de l’exécution, puisque le code permet de saisir le juge quand on est dans la situation de vulnérabilité pour obtenir un délai de 3 ans en obligeant le préfet à remplir son obligation de relogement. Il disait « on a rempli cette obligation » : en fait, il a proposé deux appartements à 10 km de chez elle, dans une zone HLM, des immeubles collectifs, au 4e étage. Mais à 98 ans elle ne prend pas l’ascenseur, elle est aveugle, et son médecin a établi un certificat établissant que ce relogement poserait des problèmes psychologiques et de représentation de l’espace, et qu’il lui faut un logement de plain-pied. »
« Appelez le SAMU Social »
« La lettre du préfet m’a choqué, écrivant : « Je vais ordonner le concours de la force publique contre vous et si au 16 août vous n’avez pas trouvé une solution de relogement, je vous invite à téléphoner au 115 [SAMU Social] le jour de l’expulsion. » On est le 15 juillet, on invite ma cliente à trouver une solution avant le 15 août alors que le préfet n’en a pas trouvé depuis 3 ans, et on lui dit « si vous n’avez pas de solution, appelez le 115 » c’est-à-dire l’accueil de nuit ! Je ne sais pas si vous comprenez ce que ça veut dire : cette dame a toute sa tête, elle comprend que le 16 août elle est sur le trottoir ! Je me suis dit « ce n’est pas possible », j’ai téléphoné, remué ciel et terre, je n’ai pas trouvé d’interlocuteur. Alors j’ai alerté le député Olivier Falorni qui a compris en 15 secondes où était le problème : mettre à l’accueil de nuit une femme aveugle de 98 ans, c’est la condamner à mort, je pèse mes mots. Elle est incapable de survivre dans un milieu hostile à ce point-là. Olivier Falorni a saisi Gérald Darmanin [ministre de l’Intérieur] qui a immédiatement compris que ça allait gâcher son été. Tous ont compris que le préfet avait sans doute signé une lettre disons, maladroite. Mais je me méfie beaucoup de ces réactions intuitives des politiques qui ne sont pas tout le temps suivies d’effets et j’ai assigné devant le juge de l’exécution pour obtenir le fameux délai de 3 ans. »
Les avocats se mobilisent
« J’ai alerté sur ma page Facebook, en proposant « venez tous plaider avec moi, qu’on soit tous son avocat » : j’ai reçu des centaines de réponses de confrères de toute la France, des anciens bâtonniers ou en exercice, des avocats à la retraite, un du Québec ! Dans la profession d’avocat, ça résonne durement parce que là, on est confrontés à une violence institutionnelle inouïe, c’est véritablement de la brutalité. Le préfet n’aurait manifestement pas répondu s’il n’y avait pas eu cette mobilisation de Monsieur le député et de mes confrères : il serait allé au bout. Ça pose une autre question : est-ce qu’il y a d’autres d’autres cas semblables, je ne veux pas l’imaginer ! Je pense qu’on est tombés sur un dysfonctionnement, je n’imagine pas que la politique de l’expulsion locative à l’égard des personnes vulnérables, ça soit ça ! Voilà l’histoire. Finalement, elle a fait un barouf d’enfer puisque la dépêche AFP été relayée des centaines de fois dans tous les journaux de France et de Navarre, que Monsieur le ministre a obtenu de son préfet qu’il renonce et qu’il garantisse par lettre à ma cliente son relogement avant toute mesure d’expulsion, c’est-à-dire en fait qu’il va renoncer à l’expulsion. Il a quand même fallu taper très très très fort pour que ça recule, ce qui me glace le sang. »
Propos recueillis par Laurent Lejard, août 2023.
PS : On n’a relevé à ce jour aucune réaction d’associations de défense des personnes handicapées, et plus particulièrement celles du secteur de la déficience visuelle…