La Poste a eu l’idée audacieuse de proposer à la sculpteure de renommée internationale Prune Nourry la réalisation d’un timbre. En résulte un timbre estampé en relief et braille reproduisant la main d’Aïcha, 14 ans, élève aveugle à l’Institut National des Jeunes Aveugles-Louis Braille (INJA). Sa créatrice le présente.
Question : Comment s’inscrit ce timbre tactile dans votre démarche artistique ?
Prune Nourry : Quand La Poste m’a contactée pour réaliser un timbre, c’était presque un rêve, un rêve d’enfant. Ma première question a été de me dire : « Tiens, c’est formidable, ils contactent un sculpteur pour un projet de timbre qu’on imagine normalement en 2 dimensions et plutôt axé sur l’image. » Et je me suis demandée comment proposer un timbre de sculpteure. Pour Projet Phenix réalisé en 2021, j’avais collaboré avec l’INJA-Louis Braille pour une exposition dans le noir où j’essayais de mettre sur un même pied d’égalité les personnes non-voyantes, malvoyantes ou voyantes : tout était axé sur le toucher et l’histoire des personnes qui avaient accepté d’être mes modèles, que j’avais sculptées les yeux bandés, sans les voir.
Ce travail était axé autour de la main et pour ce timbre, entre-temps, j’avais avancé avec un imprimeur spécialisé en braille et gaufrage. Il travaille avec des presses anciennes et des techniques impressionnantes, ça avait été un vrai bel échange, et je lui ai proposé le même type de travail en volume pour faire à la fois un timbre de sculpteure, comme une mini sculpture, et du même coup dans la continuité du Projet Phenix : un timbre à toucher axé autour du braille et du toucher des lignes de vie, toucher la main pour faire voir les gens autrement en créant une oeuvre blanc sur blanc qu’on ne voit pas au premier abord, mais qu’on peut toucher, offrir une nouvelle perspective et amener les gens à réfléchir sur cette question de handicap : que veut dire un timbre pour une personne non-voyante ? Qu’est-ce que veut dire un timbre aujourd’hui, dans notre société où on n’utilise plus tellement le courrier ? C’est une réflexion sur l’imaginaire, la question du handicap, ce que veut dire un timbre aujourd’hui et en même temps la création d’une oeuvre accessible à tous puisque c’est aussi une sculpture à 2,32€ !
Question : Quel est le lien entre Phenix et le timbre Ligne de vie ?
Prune Nourry : Projet Phenix est parti de la question du toucher. En 2016, un cancer m’a amené à suivre une chimiothérapie avec des risques de perte de sens du toucher par altération des nerfs du bout des doigts. J’ai fait des séances d’acupuncture pour pallier cet effet secondaire, en tant que sculpteure l’idée de perdre le toucher était une grande angoisse. Ça m’a amené à la question de la perte d’un sens et à cette question : quelle est la part de travail en tant que sculpteure entre mes yeux et mes mains qui sont la continuité de mes yeux ? Je voulais aussi revenir à l’intimité du modèle du sculpteur et du modèle dans un atelier, dans un cocon. J’ai rencontré un premier modèle non-voyant qui était kiné et soignait les gens à travers ses mains.
De fil en aiguille, ce projet s’est révélé dans l’idée de sculpter avec un bandeau sur les yeux, sans voir mes modèles ni avant ni pendant ni après, sans voir le résultat non plus. J’ai sculpté à l’aveugle à travers le toucher, en touchant le visage de mes huit modèles, lors de séances où on se racontait plein de choses, de manière très intime et pleine de confiance. J’ai retenu des extraits de 30 minutes pour projeter les voix sur les sculptures que les visiteurs de l’exposition ne pouvaient pas voir puisque les oeuvres étaient dans le noir ; ils les découvraient à travers le toucher et aucun a vu ces sculptures, même pas moi, surtout pas moi. Les deux seules personnes à les avoir vues, c’est l’artisan qui les a cuites avec la technique du raku, dans l’idée de renaître de ses cendres et le mythe du Phénix : comment est-ce qu’on peut aller au-delà d’un handicap, comment ces personnes à travers leur métier se dépassent ou aident les autres d’une manière ou d’une autre.
Question : On peut donc percevoir et comprendre des sculptures sans la vue ?
Prune Nourry : C’est un paradoxe soulevé à travers ce projet, cette question du toucher, de l’importance de la main qui est le premier outil pour moi en tant que sculpteure, et qui en même temps a une très forte symbolique à travers l’idée des lignes de vie qui sont dessinées dans la main, mais aussi de l’identité avec les empreintes digitales. Une main veut dire beaucoup et pour plusieurs de mes modèles, lors de la première rencontre, je me rendais compte qu’ils me tâtaient la main et le poignet ; toucher une main était une manière de connaître une personne.
Question : On pourrait prochainement détecter les risques de cécité avant la naissance, et cela renvoie à Dîner Procréatif, l’un de vos travaux, sur la sélection génétique ?
Prune Nourry : Exactement, sur la sélection de l’humain à travers la science et les dangers d’une dérive eugénique. Je mettais en avant lors de ce projet le fait qu’à l’époque, en 2008, je travaillais avec un chef étoilé et des scientifiques. Je donnais l’exemple de la Grande-Bretagne qui avait une liste des durées jusqu’où on pouvait avorter à des fins sélectives, par exemple jusqu’au 5e mois pour un bec de lièvre ou un strabisme. Alors que le strabisme peut être traité par une rééducation et le bec-de-lièvre opéré très rapidement, même en bas âge. La limite entre normalité et anormalité est ouverte ou fermée selon les époques et les cultures. Une personne albinos va être ostracisée dans certaines cultures parce qu’on va lui dire qu’elle porte malchance, et dans une autre culture parce qu’elle porte chance ; il y a une sorte de ligne fine sur la sélection de l’humain et sa position, le concept de race, le concept de normalité, ce sont malheureusement des choses dont le curseur change selon les cultures, les époques et les pays.
Propos recueillis par Laurent Lejard, octobre 2023.
Le timbre Ligne de vie d’une valeur de 2,32€ pour des lettres ou paquets jusqu’à 100 grammes est estampé en 450.000 exemplaires. Il est vendu aux guichets et en ligne. Prune Nourry a fait don au Musée de La Poste (34 bd de Vaugirard à Paris 15) d’une sculpture en plâtre inspirée d’une photo de la main d’Aïcha, modèle du timbre. Elle sera présentée dans le hall avec les sculptures du Projet Phenix jusqu’au 30 juin 2024.