Comment les services de secours, pompiers, policiers, gendarmes, parviennent-ils à intervenir auprès de victimes d’accidents, sinistres ou agressions, sourdes ou très malentendantes ? A ce jour, il n’existe en France aucun protocole pour leur prise en charge, sauf dans le Calvados : dans ce département normand est élaboré depuis quelques années par le Service Départemental d’Incendie et de Secours (SDIS) le kit d’outils « MC ASSIST » pour rassurer d’abord les victimes puis intervenir au plus près de leurs besoins en identifiant leurs blessures et douleurs. Ce dispositif est désormais prêt à être expérimenté en vraie grandeur sur le terrain dans dix centres de secours du Calvados, et repose sur un module d’initiation au secours des publics sourds ou malentendants et de formation à des mot-signes de base de la LSF, ainsi qu’une application mobile contenant une bibliothèque de pictogrammes spécifiques et 180 vidéos en Langue des Signes Française couvrant le bilan de secourisme effectué en intervention.
Une initiative de terrain
« Le projet est né en 2017 du constat d’un de nos collègues, Rémy Touzé, confronté lors une intervention à la prise en charge d’une personne sourde et à la difficulté de communiquer avec elle, explique le capitaine Frédéric Gilles, commandant de la compagnie de Bayeux. Dans cette situation, le bilan secouriste est compliqué à réaliser. On ne peut pas avoir toutes les réponses aux questions posées, alors que dans le cadre de nos protocoles, une fois qu’on a réalisé notre bilan, on doit le transmettre au centre de régulation des appels du SAMU ou au centre 15 pour être mis en relation avec un médecin régulateur qui doit nous communiquer le centre hospitalier de destination. Si le bilan n’est que partiel, l’hôpital de destination ne sera peut-être pas le bon par rapport aux spécificités de la structure hospitalière et on sera peut être dirigés vers la mauvaise structure. C’est un risque de perte de chance dans le cadre de la prise en charge d’une personne sourde. »
Insatisfait, Rémy Touzé s’était alors formé aux gestes de base de la langue des signes et s’était dit que le service devrait réfléchir à quelque chose. « Un petit groupe de travail est né et plusieurs pistes de réflexion sont apparues, poursuit Frédéric Gilles. Former à la LSF ? La réponse a été vite apportée au regard du temps et du coût de formation des 2.000 sapeurs-pompiers : c’était impossible. Se mettre en relation avec une application ou avec un système de traduction en ligne ? C’était une piste, sauf que ça représente aussi un coût important, qu’il n’y a pas de permanence 24h sur 24 et 7 jours sur 7, et que ça nécessite d’avoir une couverture Internet en tous points du territoire, et dans le Calvados on a encore quelques zones blanches. » Le centre d’appel des services d’urgence 114 ne pouvait jouer ce rôle d’intermédiaire, ses moyens ne lui permettant pas de répondre à la fois aux appels d’urgence et à des interventions des pompiers sur l’ensemble du territoire national. Le groupe de travail s’est donc orienté vers la réalisation en interne d’une solution mixte, alliant formation initiale à une LSF basique et système mobile de communication adaptée.
Un pompier Sourd embarqué dans le projet
C’est grâce au sergent-chef Rémy Touzé et au capitaine Frédéric Gilles que Farid Darkaoui a intégré le projet en décembre 2022, comme expert Sourd pratiquant la Langue des Signes Française. Il a le statut de Sapeur-Pompier Volontaire (SPV), ce qui lui permet d’être considéré à égalité et de participer à des interventions pour appréhender la réalité de terrain : « Il existe seulement cinq SPV Expert Sourd LSF en France, précise-t-il, et plusieurs candidats à venir. » Son travail consiste notamment à faire le lien avec les Sourds du département : « En tant que référent de la communauté sourde, je sensibilise à la fois les sapeurs-pompiers à la culture sourde, mais aussi les personnes sourdes à la culture des pompiers. C’est essentiel pour les sapeurs-pompiers d’acquérir les bases de la LSF, d’être capables d’exprimer ‘bonjour, je suis sapeur pompier, je m’occupe de vous’ afin de rassurer la victime sourde et de démarrer le bilan de secourisme avec l’application. »
« En France, poursuit Farid Darkaoui, le manque d’accessibilité met les Sourds en grande difficulté. Ils expriment beaucoup de détresse, d’incompréhension, d’exclusion. Malgré l’accessibilité du centre d’appel des services d’urgence 114, l’échange reste toujours un handicap avec les services publics que sont la gendarmerie, la police, l’hôpital. Beaucoup de personnes sourdes n’osent pas appeler les secours, sachant qu’il y a toujours un problème de communication, ce qui est pour elles une perte de temps. C’est pourquoi notre projet vise à améliorer la prise en charge des personnes sourdes et malentendantes. Nous, les quinze sapeurs-pompiers du projet, nous le construisons avec des associations sourdes locales, sans oublier les soutiens départementaux et nationaux : Conseil Départemental, Préfecture, le Comité Interministériel du Handicap, le 114, les Fonds MNT. » Farid Darkaoui contrôle la qualité et le design de l’application Assist, des vidéos en LSF qu’il a lui-même traduites, des pictogrammes testés et approuvés avec le soutien d’orthophonistes et du public sourd.
Un système exportable
Sur une intervention, les pompiers du Calvados sont, pour 600 d’entre eux, capables de se présenter en LSF et mettre en confiance des victimes sourdes. Les autres pompiers le seront courant 2024. Ils disposent d’une tablette numérique sur laquelle ils sélectionnent les questions permettant d’établir le bilan secouriste en employant du texte, des vidéos en LSF ou des pictogrammes en cours de développement ; ces derniers seront également utiles avec les étrangers, les personnes désorientées ou qui ne peuvent parler, les enfants, etc. La réponse à chaque question est oui ou non, tout simplement, par geste ou à la voix. « On peut faire apparaître un corps humain pour demander à la victime de dire où elle a mal, reprend Frédéric Gilles, et faire l’échelle de douleur. On a également un clavier en langue des signes [dactylologie] et la victime peut ainsi écrire pour nous passer un message. »
Ce procédé a reçu mi-octobre le prix de l’innovation lors du Congrès national des sapeurs-pompiers, ce qui lui a donné une belle visibilité. « Cela fait quelques mois que l’on travaille avec la Direction générale de la Sécurité civile et de la gestion de crise du ministère de l’Intérieur pour faire en sorte que notre projet, né au Calvados, puisse être généralisé sur l’ensemble du territoire national, conclut Frédéric Gilles. Normalement il est transposable en l’état, on est en train de travailler avec cette Direction pour que l’application mobile soit également mise en expérimentation dans une dizaine de centres d’incendie et de secours départementaux en France. » La première appli qui sauve des vies et pourrait, en l’adaptant, également équiper gendarmes et policiers, made in Calvados !
Laurent Lejard, novembre 2023.
Avec le soutien de la Fédération Française de l’Accessibilité