C’est un objet hybride, un peu étrange, que ce 3e numéro de la revue d’art Filtr’. Dans une grande pochette en papier cousu, 7 créations d’artistes et un dépliant présentant succinctement leur travail. Celle qui donne son titre à la revue, Effleurer l’invisible, est réalisée sur un papier calque épais : ce texte est imprimé en noir d’un léger relief perceptible au toucher et sa version braille embossée sur la photographie noir et blanc vignettée d’un paysage de landes de bord de mer comme le suggère la lanterne d’un phare qui émerge de la ligne d’horizon. Un paysage apparemment paisible, et presque insignifiant si un corps visiblement féminin ne s’y trouvait allongé ; est-ce une femme ou une poupée abandonnée, que fait-elle là, pourquoi ne voit-on pas sa tête ? Examiner l’image suscite l’angoisse : est-il arrivé un malaise, une agression ?
C’est dire que cette revue est loin d’être un simple exercice de style à destination d’un public mixte déficients visuels-voyants. « Je voulais créer un nouveau format qui puisse retranscrire différents sujets, rassemblant des artistes d’univers très différents dans un champ assez large, justifie Marie Lorieux, sa créatrice et fondatrice de Filtreditions. J’ai suivi des études dans l’édition contemporaine, et pour mon mémoire j’ai créé un objet ressemblant à cette édition. » Filtr’#2 Effleurer l’invisible contient sept oeuvres de créateurs dont la démarche est présentée dans des audio-vidéos, celle de Marie Le Moigne étant la seule illustrée par les différentes phases graphiques de sa création. Le lecteur est également invité à se projeter dans les nuées visuelles et tactiles de Delphine Gauly dont le braille se disperse sur la feuille, les silhouettes photographiques synesthésiques très personnelles de Katarina Siegel, l’empreinte de paume de main en relief noir et blanc d’Azul Andrea pour laquelle « mettre en lumière les lignes de [ses] mains a été une révélation », les formes « Empire urbain » découpées au laser de Patrick Rimond dont le sens-même est une énigme à découvrir du fait des combinaisons possibles qu’elles offrent, les mains jointes en relief blanc sur blanc de Naïla Akli qui ne sont pas sans évoquer le timbre récemment créé par Prune Nourry, l’objet cinétique inanimé de Dorian Felgines en relief noir sur papier noir (son projet initial était un pop up). La présentation du projet sur la page de la cagnotte qui a permis de le financer témoigne de l’évolution du processus créatif des oeuvres qu’il intègre.
« Elles sont toutes très différentes, commente Marie Lorieux, avec une pièce unique pour chaque, et un coût élevé de réalisation. La revue n’est pas 100% accessible, même si elle a été créée avec des testeurs voyants ou pas. On a dû faire une distinction logique entre les publics, il était trop ambitieux de créer du 100% accessible, on a atteint 70%. On a travaillé là-dessus en partenariat avec Atomota, jeune société spécialisée dans l’événementiel adapté. » Mais les lecteurs non-voyants l’ont trouvée trop abstraite, la revue a visiblement décontenancé les testeurs déficients visuels ajoute-t-elle : « Il n’y a pas assez d’éléments pour comprendre les formes, relier les sujets, entraînant une difficulté à percevoir qu’ils font partie d’un tout. Et aussi le fait qu’il n’y a pas de reliure. On laisse une grande liberté d’interprétation, mais c’est compliqué pour les personnes déficientes visuelles. Elles vivent une pauvreté culturelle que je voulais réduire avec ce livre. »
Voilà donc un ouvrage à s’approprier entre voyants et non-voyants, dans un dialogue de découverte qui traduit, selon Marie Lorieux, une volonté d’ouvrir le monde de l’édition d’art aux amateurs déficients visuels : « On a fait un mini-atelier avec des proches. On pourrait l’utiliser dans des classes, dans des musées. »
Cette revue n’a pas été aisée à publier, il fallait d’abord la financer. « On a demandé beaucoup d’aides, on n’a rien reçu. On a été renvoyés vers des associations, des sociétés : que des refus, ou pas de réponses. On a beaucoup débattu sur l’accessibilité aux personnes déficientes visuelles, on nous a découragés de produire parce que les ouvrages ne seraient pas achetés. On a réduit la quantité d’exemplaires réalisés, alors qu’il ne nous en reste que 5, on a tout vendu on en gardera que 3 au lieu de 5 en archive. » Finalement, Filtr’ n°2 Effleurer l’invisible est une réussite, à quand le prochain numéro ?
Laurent Lejard, décembre 2023.
Effleurer l’invisible, 3e numéro de la revue Filtr’ de Filtréditons. Sept oeuvres dont deux numérotées (100 exemplaires tirés). Dépliant imprimé présentant les artistes et comportant un QR code dirigeant vers chaque audio-vidéo de présentation. 40€ chez l’éditeur.