Stéphane Forgeron n’est pas né coiffé : célibataire âgé de 40 ans, il est issu d’un milieu populaire, un père ouvrier agricole devenu ensuite moniteur d’auto-école et une mère assistante de direction dans une chambre d’agriculture. Né grand malvoyant, il a suivi à Angers une scolarité dans l’établissement spécialisé Montéclair jusqu’en classe de seconde (ce qui lui a permis d’apprendre le braille), puis a rejoint un lycée ordinaire pour obtenir le baccalauréat. Il voulait préparer le concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, mais l’accès à la préparatoire hypokhâgne lui a été refusé du fait de sa déficience visuelle. Cela malgré ses grandes aptitudes en lettres, histoire et géographie. Un refus qu’il a très mal vécu : « Les choix et les refus ne sont pas basés sur des critères de compétence, mais de handicap, sans l’avouer. C’est aussi vrai pour d’autres handicaps qui suscitent des peurs irrationnelles. »
Après ce refus, il a entrepris des études de langues dans une université privée pour devenir interprète de conférences, mais sans débouché : mal informé par l’établissement, sa combinaison de langues (anglais, espagnol, portugais du Brésil) ne lui assurait pas l’emploi qu’il espérait. Il s’est derechef réorienté, vers des études de commerce cette fois, en France et au Mexique. Ce qui lui a permis d’obtenir, en 2001, son premier emploi stable mais sans perspectives d’évolution de carrière. Et il a donc, une fois de plus, repris ses études de commerce pour accéder à une qualification supérieure. Mais s’il travaille actuellement dans le secteur bancaire, il se retrouve déjà à la fin du parcours professionnel préprogrammé de la fonction qu’il occupe, auditeur interne à l’international, une fonction qui lui plaît mais qu’il doit quitter parce que le personnel est géré ainsi ! Alors, il est confronté à une recherche de mobilité, bloquée du fait de son handicap : c’est bien connu, un déficient visuel ne peut être manager… Et d’expliquer : « On est considéré dans l’entreprise comme un exemple, et géré comme un cas particulier. Le travailleur handicapé est traité comme un cas médical, mais on lui demande plus de productivité qu’aux autres, sans reconnaissance particulière. Il n’y a pas d’accompagnement des travailleurs handicapés qualifiés, les organismes comme Cap Emploi n’en ont pas la compétence, seuls les responsables des ressources humaines des grandes entreprises parviennent à le faire. »
Stéphane Forgeron déplore d’ailleurs la stagnation de la société française à l’égard de l’inclusion des personnes handicapées : « La loi de 2005 a créé de l’emploi pour les personnes valides ! Les services liés à l’insertion professionnelle ne répondent pas aux besoins des personnes handicapées. » Pour lui, la logique de quotas d’emplois aborde partiellement la problématique, parce qu’il manque une véritable loi de lutte contre la discrimination, à l’anglo-saxonne, et que les difficultés d’insertion sont liées à la société française qui ne se pose pas les bonnes questions : « Changer le regard, c’est une tarte à la crème que l’on ressort tous les quatre matins, une expression politique vide de sens. La société française stigmatise, sans savoir d’où ça vient, avec une réelle difficulté à intégrer les personnes handicapées en milieu ordinaire. » Pour illustrer cette opinion, il évoque l’actualité : « La semaine dernière, on parlait des personnes retraitées dépendantes et de la politique annoncée par le Gouvernement de promouvoir leur vie à domicile le plus longtemps possible. Mais avec une exception pour les personnes âgées homosexuelles : pour elles, la création de maisons de retraite spécifique est envisagée et serait même acceptée par les personnes concernées. À mon sens, c’est la pire des choses, une solution de facilité face à la norme. Quand il y a un problème, ce genre de palliatif est perçu comme une solution. Le défi de la société française, c’est d’intégrer, alors qu’on privilégie actuellement les solutions de contournement. »
Stéphane Forgeron revendique haut et fort sa volonté de faire partie du droit commun, avec compensation de son handicap. Il estime d’ailleurs qu’il n’y a que des différences théoriques entre la première loi de 1975 en faveur des personnes handicapées, et sa réforme de 2005, et pas de véritables avancées : aucun statut d’association militante, pas de rapport de force entre les pouvoirs publics et des associations trop gestionnaires. Il déplore également l’absence de réel contrôle, de pilotage et de coordination de ces structures qui constituent un secteur économique de poids : « Le système gestionnaire affirme être favorable à l’inclusion sociale tout en défendant ses intérêts. On ne peut pas être juge et partie. » Visiblement, il apprécie davantage la séparation des activités gestionnaires et de défense des intérêts telle qu’elle se pratique dans les pays anglo-saxons ou scandinaves. » Il manque en France un militantisme associatif qui s’appuie sur la convention des Nations unies ratifiée par la France en 2010. On est toujours dans notre pays dans cette approche de faire des lois qui ne sont pas appliquées. Il n’y a pas de valorisation, c’est un combat, et la crise a bon dos. »
Sportif, Stéphane Forgeron pratique le semi marathon, la plongée sous-marine, la randonnée en montagne, des disciplines qui surprennent parfois ses interlocuteurs professionnels au point de les laisser parfois incrédules. « Cela fait 11 ans que je travaille, je dois montrer que je suis meilleur que les autres. Il faut se battre et toujours se battre. »
Propos recueillis par Laurent Lejard, décembre 2013.