Jean, appelons-le ainsi, a eu une drôle de surprise en sortant de sa douche matinale : un plombier travaillait dans son appartement, entré sans prévenir avec le passe remis par le gardien de la résidence ! D’autres occupants de cette résidence Saint-Louis, réservée aux aveugles et grands malvoyants, ont également constaté que des inconnus s’introduisaient chez eux en leur absence. Cela, depuis que la direction a décidé de changer en 2012 les portes des 138 studios et des 21 appartements actuellement occupés dont les serrures s’ouvriront avec un passe général. Théoriquement, cette décision unilatérale est motivée par « des raisons liées à la sécurité [pour] assurer une évacuation rapide de la résidence en cas d’urgence, explique le directeur, Jean-François Segovia, dans une circulaire datée du 26 juin 2012. D’autres types d’intervention (contrôles techniques, dératisation…), nécessaires dans un immeuble à usage collectif, seront facilités par ce nouveau dispositif. » C’est là ce qui dérange des résidents, qui considèrent ces intrusions dans leur sphère privée comme une maltraitance : ils sont prévenus, au mieux la veille pour le lendemain, comme s’ils étaient « à disposition ». Intrusions d’autant plus mal vécues que la direction interdit la pose de verrous intérieurs pour s’en protéger.
A ce problème s’en ajoutent d’autres : fortes augmentations de loyer, statut d’occupation précaire de résident, affectation de logements à des médecins et professionnels de santé travaillant dans l’hôpital voisin et donc au détriment des aveugles démunis. « La résidence était conçue comme un moyen de reconquérir son autonomie, explique David Da Mota, ancien délégué des résidents. Or, il semble que près d’une trentaine de médecins et praticiens y logent. » Le directeur de l’hôpital ne confirme pas : « Je n’ai pas les chiffres exacts sous les yeux », affirme-t-il.
Face à une situation vécue comme une succession de mauvais traitements, 82 résidents ont signé une pétition remise par la Confédération Française pour la Promotion Sociale des Aveugles et Amblyopes (CFPSAA) à la ministre des personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti. Une pétition contestée par la directrice adjointe de Saint-Louis, qui exhibe le courriel d’un résident estimant avoir été mal informé, et qui conclut par des louanges à la direction. « Les élus siégeant au Conseil des résidents ont considéré que la pétition ne reflétait pas le point de vue de la majorité des résidents », ajoute José-Alain Sahel, Professeur d’ophtalmologie aux innombrables fonctions dont celle de siéger au Conseil de surveillance des Quinze-Vingts qui chapeautent la résidence Saint-Louis.
Car la résidence Saint-Louis n’est pas ordinaire : mitoyenne de l’hôpital des Quinze-Vingts dont elle est l’un des services, sa fondation remonte au XIIIe siècle par Louis IX (Saint-Louis). Cet hospice devait loger en permanence 15 fois 20 aveugles, d’où le nom de l’établissement. Devenu au XXe siècle Centre hospitalier national d’ophtalmologie (CHNO), les Quinze-Vingts sont un établissement public de santé de ressort national défini par les articles R6147-57 et suivants du Code de la santé publique, qui précise : « En outre, il gère un service d’hébergement pour les aveugles et les malvoyants. » Son statut juridique est clair : c’est un Etablissement public national à caractère administratif qui gère un hôpital, la résidence Saint-Louis reconstruite en 1970, un service de suite et de réadaptation. L’ensemble est donc placé sous la tutelle de l’État. Et également de l’Agence Régionale de Santé, depuis la loi Hôpital, Santé et Territoire du 21 juillet 2009, précise le directeur du CHNO, Jean-François Segovia : « La loi a fondu les statuts de tous les établissements publics de santé, qu’ils soient de ressort local, régional ou national. Les Quinze-Vingts resteraient le seul hôpital national de France. L’ARS est compétente et a été interrogée. Elle a répondu que la résidence Saint-Louis n’est pas un établissement médico-social mais un établissement d’hébergement. »
Qui est (in)compétent ?
Si des habitants de la résidence Saint-Louis s’interrogent sur leur statut juridique d’occupation des appartements, ils ne sont pas les seuls à être perdus. Interrogée, la Direction Générale de Santé, qui devrait logiquement assurer la tutelle des Quinze-Vingts pour le compte du Ministère, renvoie la question : « Sur ce sujet, répond son bureau de presse, nous ne sommes pas le bon interlocuteur. Il faut vous adresser aux services de Mme Carlotti. » La ministre déléguée aux personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, répond : « L’Agence régionale de santé d’Ile de France et la Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé [DASES] de la Ville de Paris nous ont signalé qu’il s’agissait de logements privatifs, et qu’à ce titre, la loi 2002-2 [sur les établissements médico-sociaux] ne pouvait s’appliquer. Aujourd’hui, le dialogue entre les différentes parties doit reprendre. Nous avons alerté en ce sens, début avril, le président de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. » Problème : l’hôpital des Quinze-Vingts, propriété nationale, n’est pas administré par l’AP-HP, ce que les conseillers de la ministre délégué aux personnes handicapées ignorent manifestement !
Les plaintes formulées par la CFPSAA et les résidents ont été traitées par une conseillère technique du cabinet de la ministre des personnes handicapées qui, quelques semaines plus tard, a été « transférée » au cabinet de la ministre de la santé. Ministère de la santé qui renvoie le « bébé » à l’Agence Régionale de Santé… qui elle-même l’expédie au Département de Paris : « La résidence est un foyer de vie dont la compétence est du ressort de la DASES », affirme son porte-parole ! De son côté, le directeur du CHNO refusant d’indiquer qui lui a fourni une réponse juridique, on ne peut que se fier à son opacité. Faute d’intervention et de médiation, résidents et tutelles demeurent confrontés à une direction qui assure que « tout va bien à la résidence Saint-Louis ».
« Sur la question des serrures, nous avons eu un avis des Sapeurs-Pompiers de Paris, suite à une intervention pour un incendie le 14 septembre 2011 », précise Jean-François Segovia. Un avis sous forme de simple note manuscrite sur papier libre. L’adjointe de M. Segovia, Marie-Thérèse Falais, confirme l’intérêt du passe général, pour « tout ce qui est interventions techniques, la dératisation par exemple. Des notes de service en noir et braille sont apposées à côté des ascenseurs pour informer les résidents. Un de leurs représentants passe également dans les couloirs avec une cloche. Il a pu se passer un ou deux incidents, c’est quelque chose d’exceptionnel. » Depuis 13 ans aux Quinze-Vingt, Marie-Thérèse Falais affirme qu’il n’y jamais eu de problème avec les résidents jusqu’à l’admission d’un « contestataire » qui ne s’intéresse pas aux activités socioculturelles proposées. Le conflit ne serait qu’une affaire personnelle, le fait d’un résident. Selon la direction, il serait actuellement seul à protester contre l’instauration du passe unique. Pourtant, six autres résidents le refusent également.
Des loyers disproportionnés.
Les loyers, charges incluses, ont été fixés, en juin 1980, à 570 Francs pour un studio et 1.000 Francs pour un appartement de type 3. Ces montants correspondent respectivement à 234€ et 410€ en valeur 2012 compte-tenu de l’inflation. Si les loyers avaient progressé en fonction de l’indice de la construction, ils seraient actuellement de 243€ pour un studio et 425€ pour un T3, proches de ceux que paient, hors charges, les parisiens habitant en HLM selon le calculateur de Paris Habitat. Or, leurs montants actuels s’élèvent respectivement à 432€ et 721€ charges incluses : que l’on prenne comme indice de revalorisation celui de la construction ou de l’inflation, les loyers exigés des résidents de Saint-Louis sont supérieurs d’au moins 40% à l’évolution qu’ils auraient dû connaitre. De fait, ces résidents acquittent des loyers proches de ceux des « logements intermédiaires » qui, toujours selon Paris Habitat, sont en moyenne de 345€ et 715€ hors charges. Mais en terme de qualité, les appartements de la résidence Saint-Louis sont comparables à ceux des HLM construits dans les années 1970.
Professeur d’ophtalmologie et directeur de l’Institut de la Vision, José-Alain Sahel siège au Conseil de surveillance du CHNO : « La résidence est gérée à l’équilibre, assure-t-il. Des investissements sont faits pour rénover des appartements souvent mal entretenus par leurs occupants. Les loyers sont faibles, supportables grâce à l’Allocation Logement. » Les loyers, qui représentent 845.000€ (dont près de 229.000€ de charges) pour l’année, sont censés couvrir uniquement les dépenses annuelles, un mode de gestion qui risque de faire exploser leurs montants dans l’hypothèse d’une rénovation de l’immeuble âgé de 43 ans.
Locataires, résidents précaires ?
Des résidents de Saint-Louis ont consulté deux associations de défense des locataires. Aucune n’a été en mesure de leur indiquer leur statut juridique d’occupation, invoquant un « télescopage » de textes législatifs et réglementaires ! Il faut préciser que la terminologie employée par la direction de la résidence n’aide pas à clarifier la situation : en 1980, elle écrit que les occupants paient un loyer, et en 2013, une redevance. Seul un reçu est délivré, qui n’a pas valeur de quittance mais s’avère suffisant pour obtenir une allocation logement. Ce type d’occupation ressemble à celui des étudiants logés dans les résidences universitaires des CROUS (Centre Régional des Oeuvres Universitaires et Scolaires).
Le président de la CFPSAA, Philippe Chazal, ne le comprend pas ainsi : « J’aime à entendre que les résidents occupent des logements privatifs, mais alors s’ils ne relèvent pas de la loi de 2002 sur les établissements médico-sociaux, ils doivent bénéficier pleinement du statut de locataires avec un bail en bonne et due forme, des augmentations de loyer non discrétionnaires mais liées à l’indice de la construction, bref de toutes les protections liées à ce statut, notamment pour éviter des exclusions abusives et non contrôlées. Tel ne semble absolument pas être le cas aujourd’hui. »
En fait, la direction propose aux résidents de signer un contrat de location d’un an renouvelable et leur demande leur numéro de Sécurité Sociale… ainsi qu’un extrait de casier judiciaire ! Selon la direction, la résidence Saint-Louis est destinée aux personnes aveugles qui veulent se réadapter pour vivre ensuite à l’extérieur, comme tout le monde. Mais si une assistante sociale à mi-temps aide les résidents dans leurs formalités, les Quinze-Vingts ne disposent plus d’un service de suite et de réadaptation, et Marie-Thérèse Falais concède qu’il n’y a pas deux occupants à quitter chaque année la résidence pour loger « en ville ».
Au terme de cette enquête, les points de vue de la direction et des résidents protestataires semblent inconciliables, au point que sans médiation, le conflit paraît inévitable. Le comportement de la direction des Quinze-Vingts ainsi que des ministères concernés irrite Philippe Chazal : « J’avoue en avoir assez que les personnes handicapées soient prises pour des incapables, victimes de discriminations inacceptables, de chantages, je crois réellement que les résidents sont victimes de maltraitance morale et que nous devons les défendre. »
Laurent Lejard, avril 2013.