Comment faire percevoir et appréhender à des visiteurs aveugles ou très malvoyants un musée dont la totalité des pièces ne peut être touchée ? C’est le défi que tente de relever à Paris le musée du Quai Branly en proposant, depuis décembre 2012, une visite architecturale descriptive et tactile. Elle s’intéresse à l’architecture du musée, et débute près du « silo » des instruments de musique : stockés dans une tour aux parois vitrées de 25m de haut qui traverse tous les étages, ces instruments ne peuvent être touchés mais des haut-parleurs diffusent des morceaux musicaux représentatifs de ce que les visiteurs aperçoivent. « L’architecte Jean Nouvel a voulu montrer les réserves, explique la guide. C’était la première fois que cela se faisait. Cela oblige à conserver les instruments dans une lumière faible, les matériaux sont fragiles. »
Les visiteurs entrent ensuite dans la « rivière », longue pente sur le sol de laquelle est projetée une infinité de « mots-tribus » coulant comme de l’eau, sur lesquels on marche. Les visiteurs déficients visuels sont invités à saisir une rampe en bois, elle aussi ondulante, qui se poursuit par une autre, métallique. Tous débouchent sur le « dialogue des cultures », évident dès que l’on arrive sur le plateau des collections : selon que le visiteur ira tout droit, vers la gauche, ou derrière lui, il entrera dans un continent différent. La circulation est fluide, les continents identifiés par une couleur spécifique du sol, les visites peuvent également être transversales en passant d’un continent à l’autre; c’est par exemple le cas lorsque l’on est face à un boomerang australien… que l’on retrouve ensuite en Égypte.
Sur le côté de la table-plan (non tactile) du plateau des collections, les voyants découvrent d’un côté une vue magnifique sur la Tour Eiffel et de l’autre une partie du mur végétal vertical. « Ce mur végétal est constitué d’une feutrine incisée collée sur la paroi en béton, explique la guide. Avec un arrosage toutes les trois heures, de l’eau enrichie en sels minéraux. » Là, elle présente le bâtiment construit sur un terrain de deux hectares, évoque les 170 projets architecturaux candidats, les contraintes, tel le respect de la hauteur des immeubles voisins : « Jean Nouvel a travaillé sur l’horizontalité avec un bâtiment de 300 mètres de long, qui épouse le tissu urbain, suit la courbe de la Seine. Des volets s’ouvrent en fonction de l’ensoleillement, ils sont fermés en permanence près des vitrines d’objets à plumes aux couleurs vives. » Elle explique la séparation du jardin par une haute paroi de verre, procédé précédemment employé par l’architecte pour la Fondation Cartier (Paris 14e) : « Il est conçu comme un jardin en mouvement, on laisse pousser les plantes amenées par le vent, les oiseaux. Le soir, il devient la mer, et le musée construit sur pilotis, un pont : 80% des objets exposés sont des rites de passage, d’initiation, liés au mariage, à la mort, à l’au-delà. » Effectivement, ce jardin change beaucoup au fil du temps, créant une nature foisonnante et diversifiée, et en soirée des éclairages reflètent sous le bâtiment une lumière bleue mouvante créant une ambiance captivante…
« La structure du bâtiment est en acier et béton, reprend la guide. Il a fallu 7.000 tonnes d’acier pour construire la Tour Eiffel, moitié moins pour le musée du Quai Branly. » Et elle reprend la visite par le couloir tactile aux parois de cuir incrustées d’éléments informatifs destinés aux visiteurs aveugles et aux amateurs de relief. On apprend que les « boites », ces excroissances qui sortent du bâtiment, ont été conçues spécifiquement pour les objets qu’elles exposent, mais aussi limiter volontairement le nombre de visiteurs, invités alors à une contemplation tranquille. Les couleurs des parois ont été choisies pour restituer les contextes, les oeuvres sont « mises en spectacle ». Le groupe s’arrête devant un pilier rouge que la plupart des visiteurs ignorent : « Il est couvert d’une frise faite de V aplatis, explique la guide. Ils représentent les dents du crocodile. C’est le symbole de la création du monde chez les Papous, il porte le monde sur son dos. Ce sont aussi les scarifications chez les Yatmuls, marque du passage de l’enfance au monde adulte. L’architecture parle des peuples et des objets. » Tout près, les tables tactiles élaborés par l’équipe de l’opticien Alain Mikli répondent en relief, noir et braille à ce propos : offertes lors d’expositions temporaires, elles sont ensuite exposées et deviennent elles-mêmes des oeuvres d’art qui attirent les visiteurs voyants.
Mais comment faire appréhender à des visiteurs déficients visuels les masques dogons accrochés aux murs d’une grande salle dédiée et qu’une vidéo présente en mouvement ? Tout repose sur le récit, celui du rite du Dama, des masques qui ne peuvent être vus par les femmes et les enfants. La guide décrit le masque du renard, un pardon au dieu Amma, puis le haut masque serpent, seulement tenu par les dents. Les visiteurs se retrouvent ensuite à égalité dans la salle sonore : ambiance musicale, bruits de la forêt, voix d’enfants… Et c’est devant l’immense totem de 14 mètres de haut, installé là avant que le toit du musée ne soit posé, que le groupe termine cette visite. L’une des participantes, Catherine, voyante, exprime son ressenti : « C’est intéressant au niveau tactile, pour la salle sonore. J’ai compris les masques, le sens de la colonne aux V, la visite est attrayante. »
Mais l’un des visiteurs aveugles émet un bémol : « C’est la semaine de l’accessibilité mais on ne peut pas faire la visite seul, en autonomie. » Même si le musée du Quai Branly augmente régulièrement son offre de visites pour les personnes déficientes visuelles et propose panneaux tactiles et ateliers spécifiques, telle est et restera la limite à l’accessibilité de ses oeuvres si fragiles.
Laurent Lejard, janvier 2013.