Question : En 2023 comme les années précédentes, le handicap constitue la première cause de discrimination, une discrimination sur cinq, et davantage encore si on ajoute l’état de santé. La société française serait-elle systématiquement discriminatoire ?
Claire Hédon : La question du systémique ne veut absolument pas dire systématique, mais il faut réfléchir à ce qui crée dans la société la possibilité d’une discrimination. Vous avez raison de dire que le premier critère de saisie de discrimination de la Défenseure des Droits, c’est la question du handicap. Ça ne veut pas dire qu’au niveau de l’ensemble de la société, c’est la première cause de discrimination. C’est le premier critère dans les réclamations qui nous arrivent, fortement liées à la mobilisation des associations.
Pourquoi je vous dis ça ? Parce que j’observe un énorme écart entre la réalité des discriminations tous critères confondus – 1 personne sur 5 en population générale dit avoir été victime de discrimination dans les cinq dernières années, 1 sur 3 chez les jeunes – et la réalité en nombre de réclamations auprès du Défenseur des droits et de peu d’affaires qui vont devant les tribunaux. Cela signifie un non-recours massif qu’il faut chercher à comprendre. Ce qui est clair, c’est la peur des représailles, et aussi les questions que les victimes se posent « à quoi ça servirait, qu’est-ce que vous allez réussir à obtenir ? » Sur la question de la discrimination liée au handicap, ce qui me frappe d’abord c’est la scolarisation des enfants en situation de handicap où, certes, on a progressé : mais ce n’est pas du tout suffisant, en nombre d’heures d’accompagnement, d’AESH, de personnels bien formées.
Et nous constatons aussi dans les décisions que l’on rend, le nombre de fois où l’aménagement raisonnable n’est pas appliqué. Là, je pense à une méconnaissance de la part des employeurs de ce que veut dire « aménagement raisonnable » et renvoie à votre question sur le côté systémique. Oui, il faut absolument réfléchir à ce qui, dans l’organisation de notre société, permet ces discriminations. Sinon nous allons rester sur des situations individuelles, mais l’on sait bien qu’il y a une majorité de gens qui ne nous saisissent pas, ne vont pas devant les tribunaux. Je pense qu’il faudrait mener des campagnes sur l’impact absolument délétère des discriminations, comment elles atteignent les personnes dans leur identité, avec un impact sur la santé physique et mentale. Mais aussi comment cela menace notre cohésion sociale, et pourquoi on aurait intérêt à mieux lutter contre les formes de discriminations. Et ce que j’entends dans votre question, c’est qu’on ne peut pas faire peser la lutte contre les discriminations uniquement sur les victimes en leur demandant d’aller devant les tribunaux ou de saisir le Défenseur des droits, sans travailler sur ce qui génère cette discrimination et sa partie systémique.
Question : Donc le discours politique dominant qui consiste à dire « il faut changer le regard sur le handicap et les personnes handicapées » viendrait masquer le fait que les administrations et les entreprises sont les auteurs des discriminations, moins que les individus ?
Claire Hédon : On ne peut pas tout faire peser sur les personnes qui discriminent, qui ont une part de responsabilité, il n’y a pas de doute. Mais effectivement, il faut voir ce qui, dans l’organisation de la société, peut générer ce genre de comportements discriminatoires. On organise les Jeux Olympiques et Paralympiques dans quelques semaines, mais nous n’en avons pas profité pour rendre accessible les transports en commun ou un certain nombre de bâtiments aux personnes en situation de handicap. Voilà un exemple sur lequel on n’avance pas alors que la loi de 2005 était très claire sur cette obligation, elle n’est toujours pas appliquée. Voilà une distorsion entre un droit déclaré et l’application, ou plutôt la non effectivité que l’on observe.
Question : Vous évoquez les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris sur lesquels vous menez une enquête qui pourrait déboucher sur des recommandations, mais d’ores et déjà, en fonction des mesures de sécurité que l’on connaît, les principales victimes seront les personnes handicapées ou à mobilité réduite interdites de circuler dans Paris autrement qu’à pied, privées de transport collectif. Quelle impression cela vous donne-t-il ?
Claire Hédon : Moi je ne parle pas d’impression, car nous avons ouvert une enquête sur des risques d’atteintes aux droits et libertés ainsi que d’éventuelles situations de discrimination. On va voir ce sur quoi on aboutit. Vous soulevez la liberté d’aller et venir et nous allons évidemment poser la question des personnes en situation de handicap. Pour les étudiants qui sont délogés de leur chambre en cité universitaire, je peux vous dire qu’on a déjà soulevé le problème « Que se passe-t-il pour les étudiants en situation de handicap, quel accompagnement est proposé, comment les aider, est-on sûr qu’ils vont réintégrer une chambre adaptée ? » Nous allons suivre ces questions de très près.
Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2024.