Marie-Arlette Carlotti a gagné le 17 juin dernier un pari très risqué : les électeurs marseillais l’ont élue députée à la place de celui qui tenait la circonscription depuis près de 20 ans, l’UMP Renaud Muselier. Nommée ministre aux personnes handicapées le 16 mai, la démission l’attendait en cas d’échec électoral, et elle n’a pas ménagé ses efforts, par exemple en accusant les organisateurs des événements Marseille Provence ville européenne de la culture en 2013 de discriminer les artistes handicapés. Pour comprendre, il faut savoir que son adversaire, Renaud Muselier, est à la fois docteur en médecine dirigeant une clinique spécialisée dans le réveil et la rééducation des grands traumatisés crâniens, premier adjoint au Maire de Marseille et délégué spécial de la ville au sein de Marseille Provence 2013. La polémique a fait long feu : de la dizaine de projets culturels impliquant des personnes ou artistes handicapés, trois ont été retenus, et la ministre-candidate est passée à un autre sujet, plus fracassant encore.
En brisant un tabou : « Aujourd’hui, tout le monde sait que cela ne sera pas possible ». Cette déclaration de Marie-Arlette Carlotti au quotidien La Marseillaise, le 8 juin, constitue la première affirmation par un ministre que l’échéance 2015 de la mise en accessibilité des établissements et installations recevant du public ainsi que des transports ne sera pas respectée. Aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait. Au contraire, les deux précédentes ministres chargées des personnes handicapées, Roselyne Bachelot-Narquin et Marie-Anne Montchamp, avaient maintes fois réaffirmé que l’échéance de 2015 « n’était pas négociable ». Certes, leur propos semblait bien incantatoire alors que leurs collègues ministres ou parlementaires de la majorité d’alors multipliaient les propositions de dérogations légales. Mais il restait politiquement ferme, laissant aux personnes handicapées la possibilité de faire valoir leurs droits.
Changement de gouvernement et de majorité parlementaire, nouveau paradigme énoncé par Marie-Arlette Carlotti : « Je redoute que ce qui n’a pas été fait depuis 2005 ne puisse pas se réaliser en deux ans. Ce sera toute ma discussion avec les grandes associations comme l’Association des paralysés de France que j’ai déjà rencontrée. Car je veux les associer au constat et trouver ensemble une issue positive et concrète. » En clair, le nouveau Gouvernement envisage de négocier, avec les associations nationales de personnes handicapées, des aménagements à l’irrespect de la loi par l’État, les collectivités territoriales, les propriétaires et gestionnaires publics ou privés. Tans pis pour ceux qui ont fait le travail, programmé les dépenses, organisé l’accueil des publics handicapés, leur vertu sera moins récompensée que le vice des inactifs, une fois de plus. Quant aux usagers handicapés, aucun recours ne leur serait possible.
Cette première intervention de la ministre de gauche dans le champ de l’accessibilité présage-t-elle de l’introduction de nouvelles dérogations ou exceptions ? Pendant les campagnes électorales qui ont occupé la France ces dernières semaines, des groupes de travail ont continué à étudier des solutions de contournement à l’accessibilité à tout pour tous, en modifiant le champ d’application des normes, pour définir des critères de proportionnalité des dépenses nécessaires en fonction du budget des petites communes, en redéfinissant la notion d’accessibilité, en élaborant des mesures de substitution. Le délai de dix ans pour mettre en accessibilité les transports collectifs ainsi que tous les établissements recevant du public semblait pourtant raisonnable, d’autres pays l’ont adopté dont les Etats-Unis en 1990 et le Royaume-Uni cinq ans plus tard. Avec dans ces pays le même résultat : les propriétaires publics comme privés ont temporisé, pour finalement demander un délai supplémentaire que certains ont obtenu. C’est le cas pour les hôteliers des USA, qui ont bénéficié d’un délai de… 22 ans pour assurer l’accessibilité et l’utilisation des piscines aux clients handicapés moteur : face à l’échéance, leur lobby vient d’obtenir un nouveau report d’un an, après l’élection présidentielle évidemment.
La situation française n’est finalement pas si différente, sauf que l’obligation d’accessibilité est entrée dans la législation en 1975, applicable en faveur des personnes se déplaçant en fauteuil roulant depuis un décret de 1978. Pourtant, on ne compte plus les constructions des années 1980 et 90 réalisées sans accessibilité ni sanction. Et dans un contexte permanent de mauvaise volonté globale, les premiers propos de la ministre chargée des personnes handicapées brouillent la lisibilité d’une action gouvernementale qui prône que dans « chaque proposition et projet de loi, il doit exister désormais un volet handicap au même titre que le développement durable. » Les deux seront-ils sacrifiés sur l’autel du dernier prétexte en date, la crise financière ?
Laurent Lejard, juin 2012.