Il faisait frais, moins de 10 degrés, au pied du massif du Canigou, ce samedi 15 juin 2019, et la pluie menaçait. Pourtant, les plus de 200 randonneurs qui s’étaient donné rendez-vous au village de Fillols piaffaient d’impatience de gravir la « dent du chien » (selon son étymologie), montagne mythique des Catalans, dans un contexte politique tendu : le royaume d’Espagne est en conflit avec sa province de Catalogne, et dans ce coin de France la solidarité s’exprime, et s’exprimera au fil de la journée, avec les Catalans du Sud, plus particulièrement pour les « prisonniers politiques », ces indépendantistes souvent pacifiques mis en prison par le gouvernement avec la bénédiction du roi Philippe VI sorti quelques instants des pages des magazines people pour condamner le peuple catalan. Si tous les participants n’approuvent pas ou sont indifférents à cette dimension de la troubade, personne ne le dira; tous sont prêts à gravir les pentes qui conduisent au pied du pic, au refuge des Cortalets et ses 2.150 mètres d’altitude. Le départ est donné par une chanson catalane en l’honneur des « prisonniers politiques » évoqués ci-avant, qu’entonnent des randonneurs pour demander leur libération. Puis le cortège familial entame une quinzaine de kilomètres, réunissant femmes et hommes de tous âges dont votre serviteur sur une joëlette, enfants et même bébés, comme un parcours initiatique et symbolique dont le but est d’aller déposer un petit fagot de bois au sommet du pic, le dimanche matin. Et le samedi suivant, d’autres randonneurs feront l’ascension pour régénérer avec ces fagots la flamme du Canigou conservée toute l’année au Castillet de Perpignan et à la voisine abbaye de Saint-Michel-de-Cuxa (lire ce reportage).
« La trobada est liée au Canigou, la montagne sacrée des Catalans, depuis 1955, explique Jacques Taurinya, vice-président du syndicat mixte Canigó Grand Site et maire de Baillestavy. Tous les Catalans qui le veulent montent un fagot pour faire honneur à la Saint-Jean et ce feu représente l’ensemble des pays catalans. C’est un symbole de lumière, de paix et de partage. Les gens se rencontrent, on est Catalans et ouverts aux autres, la preuve c’est que vous êtes ici ! » Menacée d’altération au fil du temps par des fêtards transformant la montagne en zone de non-droit avec groupes électrogènes pour musique amplifiée, le syndicat a repris la troubade en mains : « On est là pour éloigner le maximum de véhicules du sommet parce que la montagne, ça doit se respecter, se mériter, la gravir avec des moyens naturels, doux. Maintenant, on l’organise à pied, avec des ânes pour le portage, la joëlette, un côté festif imprégné de culture catalane. » Et pour éviter une trop forte concentration sur le pic et favoriser la dispersion des visiteurs sur le massif, le syndicat mixte multiplie les actions de valorisation du patrimoine, les sentiers de randonnée reliant les balcons du Canigou. Sur ces parcours, plusieurs gîtes sont accessibles et adaptés, à Marquixanes, Taurinya, le refuge non gardé Arago a été reconstruit et adapté. Le syndicat, présidé par l’ancienne secrétaire d’État aux personnes handicapées (2014-2017) et catalane d’adoption Ségolène Neuville, entend poursuivre avec ses moyens son action en faveur d’une montagne ouverte à tous, en rénovant d’autres refuges dans les prochaines années et aménageant des sentiers pour étoffer l’offre.
Depuis quelques années, grâce à l’association Nataph (Nature accessible à tous – accueil de personnes handicapées), la troubade est en effet devenue accessible : elle propose, en fonction de la demande, une place sur une joëlette dernier cri, enfin dotée d’un siège confortable et calant bien le corps, avec nuit (pas encore confortable, elle) au refuge, parcours au pied du pic pour en apprécier la beauté majestueuse (l’ascension finale du Canigou est impossible en joëlette, elle nécessite d’être porté), en compagnie des randonneurs, des ânes bâtés qui portent leurs sacs, et des âniers. Dans la bonne humeur, les chants et les jeux. Si la montée occupe la journée, elle n’est pas difficile puisqu’elle emprunte un chemin presque carrossable, utilisé naguère par des véhicules tout-terrain : ils sont désormais bannis et seuls ceux des gardiens du syndicat mixte du Grand Site du Canigou peuvent l’emprunter. On est toutefois en moyenne montagne et il est préférable d’être endurant à la marche pour ne pas finir dans la voiture-balai qui ferme la marche… Au fil de la montée, plusieurs refuges sont l’occasion de faire une pause dansée et d’apprendre la sardane, huit mesures de pas courts marquant la nuit et seize de pas longs pour le jour. On boit, on mange assis dans l’herbe, et une courte sieste saisit certains. Les amateurs de plantes partent à la découverte d’espèces locales, telle la grande gentiane à fleurs jaunes dont les feuilles ressemblent à celles du vératre qui, lui, est un poison violent ! Laurent Besnard, l’animateur de Nataph, part lui en quête de pousseurs-tireurs pour la joëlette : beaucoup acceptent, il faut soulager les habitués et ménager ses efforts, le chemin est encore long !
La troupe parvient enfin au refuge dans un brouillard froid. Là, l’aide est nécessaire pour accéder, gros seuil, marches, toilettes étroites et « chambre accessible » spartiate sous l’escalier qui monte au dortoir : bouchons d’oreilles impératifs ! Ce n’est au mieux qu’en 2022 que le refuge des Cortalets sera accessible en autonomie avec l’aménagement d’un bâtiment annexe; le dossier était en phase de recherche de financement au moment ou l’épidémie de coronavirus du printemps 2020 a suspendu toute activité, sur le Canigou compris. Dehors, un stand du Pays Catalan revendique à nouveau la libération des « prisonniers politiques ». Des groupes de Catalans du sud montent des pyramides humaines, les célèbres castells. La nuit froide entoure progressivement les randonneurs rassemblés autour d’un feu de joie dans lequel quelques amateurs font brûler le rhum cramat. Il aidera ceux, nombreux, qui dorment sous la tente, à passer la nuit.
Miracle de la montagne : le dimanche est ensoleillé et s’annonce chaud mais il faudra du temps pour enlever doudoune et pull qui tombent au fil de la descente. Nataph et ses randonneurs-porteurs offrent une promenade jusqu’au pied du pic, sur le sentier du Barbet, vers l’ancien glacier et le lac, douceur et beauté, apaisement de l’esprit, instants magiques… La descente s’amorce en fin de matinée, elle sera plus rapide que la montée mais toujours ponctuée de chants, malgré la fatigue qui prend les corps…
La prochaine troubade est annoncée pour le week-end des 13 et 14 juin 2020 : aura-t-elle lieu ? On peut souhaiter que la population aura d’ici là retrouvé sa liberté de mouvement et d’action, et Nataph espère aligner une joëlette pour, à nouveau, faire partager à un randonneur handicapé cette immersion dans un événement unique. Elle propose également, au fil des mois, des randonnées pour tous programmées pour les adhérents, ou sur demande. L’association veut motiver tout le monde à l’usage de la joëlette, randonneurs handicapés et valides qui les aident en portant et tirant l’engin : des randonnées solidaires à égalité.
Laurent Lejard, avril 2020.
PS du 5 mai : le syndicat mixte Canigó Grand Site a malheureusement dû annuler la trobada 2020.