Histoires mêlées et regards croisés sur l’anthropologie, le rapprochement entre la condition sociale des Sourds s’exprimant en langue des signes et celle des Noirs africains semblait incongru. Mais au terme de la conférence organisée le 30 novembre dernier par le musée du Quai Branly à Paris, les participants n’avaient qu’une envie : approfondir le sujet. Devant eux, Fabrice Bertin, historien sourd directeur de la collection Surditudes des Editions Monica Companys, et Sophie Dalle-Nazebi, socio-anthropologue qui travaille au département recherche-développement de Websourd, ont exposé leurs recherches dans ce domaine. « Le concept de négritude a été créé par le poète et homme politique Aimé Césaire, a rappelé Fabrice Bertin, pour parler de ce qui est spécifique aux Noirs, pas uniquement la culture, mais au fondement de la personnalité. Ce néologisme a généré surditude, des mains de toutes les couleurs qui représentent toutes les communautés sourdes et plusieurs cultures sourdes. Il est exprimé par les Américains avec un signe viscéral, deafhood. Les Noirs et les Sourds ont été étudiés comme des personnages à l’état de l’évolution. Les langues africaines ont été dénigrées comme ayant la structure des langues signées : détails, position et mouvements, ce ne seraient pas des langues matures, elles étaient considérées comme inférieures. » Un aspect que l’on retrouve dans l’étude, dès la fin du XVIIIe siècle, des signes utilisés par les Sourds pour communiquer.
Langue des signes, langue primitive vers l’oral ?
Pour Fabrice Bertin, l’Abbé de l’Epée est un personnage fondamental dans l’histoire des Sourds : « Est-il le père spirituel des Sourds, ou un père grâce aux Sourds ? Il en est de même pour la négritude avec Toussaint Louverture. L’Abbé de l’Epée était le créateur d’une école, qui a eu des successeurs, son oeuvre n’est pas terminée. » Avec un aspect méconnu, mis en évidence par Sophie Dalle-Nazebi : « L’Abbé de l’Epée a rendu son éducation publique, y compris auprès des Sourds du peuple. Les Sourds sont devenus observables, comme créateurs du langage renvoyant à l’aube de l’humanité, une expression par signes puis codifiée, évoluant vers une langue. Les scientifiques vont alors assister à l’école des Sourds de la rue Saint-Jacques à la création de l’homme par les hommes. » Le regroupement de jeunes sourds a constitué un terrain d’études en pleine Révolution, fondant l’école française d’anthropologie. « Après l’Abbé de l’Epée, poursuit Sophie Dalle-Nazebi, un grammairien, l’Abbé Sicard, reprend l’établissement qui est également le siège de la Société des Observateurs de l’Homme, de 1799 à 1805. Cette société s’est occupée de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron. L’école était un lieu d’expérimentation et de partage des savoirs. La Société des Observateurs de l’Homme a demandé à l’Abbé Sicard de créer un dictionnaire des gestes pour que le baron de Gérando les utilise avec les indigènes des terres australes, considérés comme étant restés aux prémices de l’humanité. »
Le Baron de Gérando a comparé les signes avec ceux de ces populations tels que rapportés par une mission d’exploration, pour évaluer le niveau atteint par les Sourds dans l’évolution vers le langage, une démarche visant à conduire à l’abandon de la langue des signes. Alors que Roch-Ambroise Auguste Bébian, enseignant (entendant) à l’école de la rue Saint-Jacques, considère que la langue des signes est construite en prise directe avec les concepts du temps, et décrit la langue des signes avec une codification précise. Bébian profite d’un double héritage souligné par Sophie Dalle-Nazebi : « Né en Guadeloupe, il arrive à Paris à l’âge de 13 ans en connaissant la situation des Noirs esclaves. À l’école de la rue Saint-Jacques, il est accueilli par l’Abbé Sicard. Avant eux, il n’y avait pas eu d’études anthropologiques. Bébian avait compris ce que c’est d’être sourd, et la surditude. Il a peut-être émis des similitudes entre la condition sociale des Sourds et des Noirs. Il pouvait communiquer avec les Sourds, alors que Sicard ou Gérando ne le pouvaient pas. » Tenant d’une éducation en langue des signes, Bébian sera exclu de l’école de la rue Saint-Jacques en 1821, par les partisans de l’évolution vers l’oral.
Les signes sont-ils une étape dans la construction du langage vers la langue parlé ? « L’anthropologue anglais Edward Tylor considère comme Bébian que la langue des signes est commune à tous les Sourds, même si elle comporte des variantes, poursuit Sophie Dalle-Nazebi. Il étudie la langue des signes, explique les variations par l’influence de la langue parlée. Il veut prouver qu’il existe une ‘nature humaine‘ qui permettrait d’étudier ensuite les cultures : les Sourds sont dans un état de nature et leurs signes sont les plus purs qui existent. Entrer dans les signes des Indiens conduit aux pictogrammes, puis à la langue parlée. » C’est ce qu’un colonel de l’armée des USA, Garrick Mallery, a réalisé dans les années 1870 lors d’expériences de communication entre Indiens et jeunes sourds américains, constatant qu’ils se comprenaient.
Sourds et Noirs au XXe siècle.
Fabrice Bertin rappelle que les Sourds ont été les premiers à s’organiser alors que la censure, sous le règne du roi Louis-Philippe, interdisait toute réunion publique, en créant le premier banquet des Sourds : « Ferdinand Berthier sort des écoles en créant association et banquets. Républicains et opposants au monarque en place ont très vite utilisé ce procédé pour se réunir. » À la charnière du XXe siècle, on constate un essoufflement de la recherche sur les langues des signes, notamment à cause des techniques d’enregistrement de la parole, également utilisées pour la rééducation des Sourds. « Les anthropologues de la parole ont considéré que la langue des signes n’était qu’une évolution vers la parole, relève Fabrice Bertin. Il existe un parallèle entre l’étude anthropologique et expérimentale sur les Noirs et les Sourds. Les entendants pensent que les Sourds ne sont pas compétents dans leur propre domaine; comme les Noirs, considérés comme incapables. »
Sophie Dalle-Nazebi précise: « Le mouvement d’émancipation des Sourds comme des Noirs est pédagogique, philosophique, politique. Les Sourds français, avec Emmanuelle Laborit et International Visual Theatre, une démarche existentielle, décider pour soi. Ce mouvement a impliqué des non-sourds, il a été conflictuel. Il existe un sentiment des Sourds d’être étranger dans leur propre pays, conduisant à une appropriation de symbole: le poing du Black power, qui devient un poing fermé qui brise le triangle bleu utilisé dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie, un symbole employé lors d’une mobilisation contre l’implant cochléaire dans les années 1990. » Mais si la confrontation entre minorité sourde agissante et décideurs entendants a pu être vive, les relations semblent aujourd’hui plus apaisées avec la reconnaissance de la Langue des Signes Française comme étant une langue à part entière et non pas une « étape » vers une langue orale.
Le résultat du combat d’émancipation des Noirs et des Sourds est-il si convergent? « Nous n’avons pas cherché à plaquer la surditude à la négritude, conclut Sophie Dalle-Nazebi. Même si la démarche avait du sens. Ferdinand Berthier a eu une démarche politique. Dans les années 1950, des Sourds parlants étaient bloqués dans leur évolution à cause d’un interdit, ils ont tenté de passer outre en parlant. Cela a généré un processus ‘Sourd et fier de l’être’. Le public, lui, reste bloqué sur les représentations ‘signant’ ou ‘oralisant’. Tout comme les Noirs ont reproché aux tenants de la négritude de parler la langue des Blancs. »
Laurent Lejard, décembre 2012.