Philippe Croizon est probablement la personne handicapée actuellement le plus célèbre en France et dans quelques parties du monde. Cette notoriété, il la doit à deux performances accomplies à la nage : une traversée de la Manche le 18 septembre 2010, puis la liaison entre tous les continents en août dernier en duo avec le nageur valide Arnaud Chassery. L’accomplissement d’un rêve que Philippe Croizon aura maturé pendant près d’une quinzaine d’années, après avoir repris goût à la vie, accepté son nouveau schéma corporel résultant d’un accident dévastateur : en travaillant sur le toit de sa maison d’Ingrandes (Vienne), en mars 1994, il est foudroyé par un arc électrique, et ses membres gravement brûlés sont amputés. « Mon désir était de ne plus rester sur cette planète, explique-t-il. C’est un oncle qui m’a convaincu, en me demandant de conduire mes deux garçons sur le chemin de la vie. » Le plus grand, Jérémie, avait sept ans lors de l’accident auquel il a assisté, le second, Grégory, deux mois seulement. Avec leur père, ils ont formé un trio très soudé : « Grégory est resté très longtemps dans l’enfance. Jérémie a fait des études, maintenant il conduit sa vie, on reste très proches, même s’il vit à Nice. »
Durant la reconquête de son corps et de son humanité, un rêve a guidé Philippe Croizon : « Sur mon lit d’hôpital, un jour de 1994, j’ai regardé Thalassa et j’ai vu une jeune femme de 17 ans qui traversait la Manche à la nage. 16 ans après, je l’ai fait; un rêve insensé de 16 ans ! C’était fou, moi je faisais du sport de canapé en regardant les matchs de football tout en engueulant les joueurs, j’ai découvert le sport à l’âge de 40 ans ! Ma famille m’a fait confiance, et des élus qui ont mis à ma disposition une piscine et un entraîneur. Ils se sont dits ‘il a un rêve, on ne va pas l’anéantir, on va l’aider à aller jusqu’au bout même s’il ne réussit pas’. On m’a dit ‘c’était tellement fou, on ne pensait pas que tu allais réussir’. J’ai fait de longues démarches, pour convaincre des gens, des chefs d’entreprise pour soutenir l’organisation, des centaines de contacts pour financer des prothèses, la logistique, un budget de 40.000€. Avec pas de bras, pas de jambes, il fallait convaincre. »
Pour réaliser sa traversée de la Manche, Philippe Croizon s’est préparé et entraîné durant deux ans, en piscine puis en mer, avec l’aide de la gendarmerie maritime. Sans sa première femme, qui l’avait quitté sept ans après l’accident, mais loin d’être seul : « Susana, ma compagne, m’a soutenue par amour. Au début, je ne m’étais pas renseigné sur ce que pouvait être une traversée de la Manche à la nage, je ne connaissais pas les conditions de mer, la température de l’eau. J’ai eu la chance de connaître le dépassement de soi en centre de rééducation fonctionnelle, en rencontrant des personnages qui m’ont beaucoup aidé à Valenton, à Kerpape. » A 40 ans, il découvre la nage avec prothèses et la plongée sous-marine en bouteille : « C’est bizarre comme situation, un entraînement dur pour une performance. » Et après sa traversée réussie avec le support de l’association Nager au-delà des frontières, un déferlement médiatique : « Ça fait drôle quand les télévisions et les médias venus d’un peu partout demandent des interviews ! »
Depuis, il répond autant qu’il le peut aux sollicitations des médias, pour faire passer d’autres messages, en restant conscient que sa célébrité et cet engouement n’auront qu’un temps : » Je trouve le terme de ‘héros’ nul ! J’espère aider mes frères de handicap, en travaillant avec des journalistes, en parlant du positif, mais pour ensuite présenter ce qui ne va pas, faire progresser. La série Vestiaires fait ça, j’aime bien le film Intouchables: les spectateurs ont vécu un moment de handicap, même si ensuite ils oublient. L’intégration scolaire aussi, elle aide à la cohabitation. »
« Les gens se foutent des handicaps, il faut les intéresser. On a vu un beau spectacle lors des Jeux Paralympiques de Londres, des sportifs qui font du sport, qui ont accepté leur corps. Je parle de ça, et aussi des 740€ d’allocations reçues par les adultes handicapés, de ceux qui ne peuvent payer leur loyer, mangent grâce aux Restos du Coeur ou au Secours Catholique. J’aime bien interpeller les ministres, les pousser dans leurs derniers retranchements. Ma parole est libre, je n’appartiens à rien, ni parti politique, ni association. »
Lucide, Philippe Croizon n’a guère confiance dans les grandes associations nationales prétendant défendre les personnes handicapées: « Tout ça ne se fera pas du jour au lendemain, le handicap est un petit microcosme parisien où l’on voit toujours les mêmes têtes. »
Les traversées à la nage pour relier les continents sont la dernière performance du genre pour Philippe Croizon : « Là, c’est fini, j’ai bien donné, je ne repartirai plus dans d’autres aventures de ce genre. C’est trop difficile pour le corps, et pour la famille. » D’autant que nager n’était pas le seul défi à tenir : « Malgré tout, des pays nous ont mis des bâtons dans les roues, c’est hallucinant ! Les Russes ont refusé qu’on atteigne leur pays, les Israéliens ont envoyé deux bateaux de guerre pour nous faire partir, l’Égypte, Israël, la Jordanie, l’Arabie Saoudite se demandaient ce qu’on faisait là, quelle cause on défendait… Une action pro-handicap, ils n’y avaient pas pensé ! » Et maintenant, c’est sur la terre ferme et au milieu de tous que Philippe Croizon a décidé de porter cette parole.
Laurent Lejard, novembre 2012.