S’asseoir sur les rails est le nouveau recueil de poèmes publié par Brigitte Baumié. Un ouvrage au pacifisme désespéré qui trouve parfaitement sa résonnance alors qu’aucun jour ne passe sans que l’écho de guerres ne nous parvienne, du Soudan au Sahel, de l’Ukraine au Yémen en passant par la Palestine. « Je l’ai écrit en écho à l’écrivain autrichien Andreas Latzko, mobilisé à la guerre en 1914 et blessé en 1915. Il a écrit un recueil de nouvelles sur la réalité de cette guerre, de l’hôpital, de diverses situations. Pourquoi envoie-t-on des hommes se faire massacrer ? L’auteur pose la question de la responsabilité de la société civile, et particulièrement des femmes : pourquoi nous ont-elles laissé partir ? Ça m’a interpellé, et si nous ne laissions pas faire ? Et si toutes les femmes du monde se tenaient la main ? » Ces thèmes parcourent S’asseoir sur les rails, sans autre réponse que le sort subi par ces femmes privées de leurs conjoints, qu’elles ne reverront pas indemnes, y compris s’ils rentrent vivants. « Je voulais à mon modeste niveau poser cette question, et aussi rendre hommage aux femmes qui ont résisté, qui se sont vraiment assises sur les rails. »
Tout cela se retrouve dans un livre à la fois écrit en français et signé en LSF. « Bruno Doucey, l’éditeur lui-même auteur, a eu l’occasion d’être traduit en langue des signes, il a été fasciné par ce travail. Il m’a par la suite proposé de diriger une anthologie de poésie multilingue publiée en 2015, Les mains fertiles, avec les versions dans leurs langues d’origine des auteurs étrangers, les versions françaises et en langue des signes sur un DVD, dont les versions originales signées des auteurs Sourds. Et il avait le projet de continuer à publier de la poésie en langue des signes. » Projet concrétisé l’été dernier avec l’ouvrage de Levent Beskardes, Signe-moi que tu m’aimes, et celui de Brigitte Baumié ; dans ces deux recueils, un QR code renvoie vers la version LSF vidéo de chaque texte. « J’ai hésité, je ne savais pas comment ça allait être considéré par la communauté sourde. Ce qui m’a vraiment touché, c’est que ce livre soit accessible aux personnes sourdes qui n’ont pas accès au français écrit. Et le travail de traduction était passionnant. »
Brigitte Baumié est rentrée dans la langue des signes par sa surdité. « J’ai perdu progressivement l’audition vers mes 35-40 ans, à la fin des années 1990. J’ai été très sourde pendant 20 ans, avec l’oreille droite qui n’entend pas du tout, et la gauche dont l’audition est récemment remontée de façon inexpliquée. Je suis appareillée, quand même. Je suis musicienne de profession, la période a été difficile. » Elle travaillait alors dans la musique acousmatique, après avoir étudié à l’université de Vincennes alors caractérisée par la diversité des pratiques, sur fond de créativité libertaire et d’affrontements entre factions gauchistes. Après avoir dû, à cause de la survenue de la surdité, abandonner la pratique musicale professionnelle, elle revient à la musique grâce aux logiciels actuels qui permettent de la visualiser sur écran. « J’ai rencontré la langue des signes et la culture sourde. Ce qui m’a frappé, c’est la difficulté d’accès des personnes sourdes au langage écrit. »
Elle déplore les carences de l’enseignement de la LSF aux enfants sourds, qui n’ont en pratique qu’une langue gestuelle non structurée et sont illettrés en français. Et aussi le clivage du milieu Sourd, du fait de l’impossibilité opposée à l’association Arts Résonances dédiée « à la poésie contemporaine et à ses rencontres avec d’autres arts », à laquelle elle participe, de travailler avec IVT, le théâtre des Sourds : « On est une association d’entendants. On oeuvre en parallèle avec des gens qui travaillent pour IVT, mais on n’a jamais rien réussi à monter ensemble. On va avoir un président Sourd, peut-être que ça va changer [rires]. » Brigitte Baumié est encore effarée de constater le durcissement relationnel constaté lors d’un événement qui s’est déroulé au Pole art & handicap du Val-de-Marne le 20 octobre dernier exclusivement en LSF sur le thème de l’appropriation culturelle. « Je ne parle pas des entendants qui pratiquent la langue des signes et font du théâtre en LSF, ou du chansigne, mais des enfants entendants de parents Sourds, des CODA, dont la langue maternelle est la langue des signes, et qui se trouvent mis sur la touche parce qu’ils sont entendants. Je me suis fait agresser plusieurs fois sur le thème je ne suis pas assez sourde pour me permettre de présenter de la poésie en langue des signes. C’est complètement absurde alors que des Sourds disent qu’il faudrait que davantage d’entendants parlent la langue des signes pour communiquer ! » La poésie de Brigitte Baumié réconciliera-t-elle ce monde fracturé ?
Laurent Lejard, novembre 2024.
Avec le soutien d‘Acceo-Tadeo