Mona a 10 ans et elle a déjà subi deux épisodes de perte brutale et temporaire de la vue. Pourquoi ? Les médecins sèchent, entre traumatisme cérébral ou psychologique. Pendant que sa mère gère le processus médical, et que son père sombre dans l’alcool, Henry, le grand-père de Mona, féru d’art, décide que sa petite fille gardera en mémoire les beautés du monde et lui fait découvrir chaque semaine un tableau ou une sculpture d’un grand musée parisien, pendant un an. Mona et Henry vont se découvrir autrement, trouver d’autres chemins dans leur vie, affronter leurs peurs et non-dits, conduisant la fillette à apprivoiser le risque d’être aveugle. Telle est la trame du second roman publié en février dernier chez Albin Michel par Thomas Schlesser, historien de l’Art et directeur de la Fondation Hartung-Bergman, qui connaît un succès international dont l’auteur ne semble pas encore remis. Vendu à 300.000 exemplaires Les yeux de Mona, a été traduit en plusieurs langues et diffusé dans une quarantaine de pays.

« Quand le livre a circulé dans le monde de l’édition, qui est parfois borné sur quelques préjugés – à qui ça s’adresse, dans quelle catégorie il entre – les premiers échos n’ont pas été très favorables, expliquait-il le mois dernier lors d’une rencontre organisée par le pôle Lire autrement de la médiathèque Marguerite Duras à Paris, animée par la bibliothécaire Fabienne Pol. J’ai mis longtemps à l’écrire, il procède d’une épreuve personnelle un peu difficile, ce livre n’aurait jamais dû être écrit jusqu’au bout. » Jusqu’à ce que chez Albin Michel un éditeur s’enthousiasme : « Il m’a envoyé un texto un dimanche soir en me disant je ne sais pas qui vous êtes, je n’ai lu que la moitié de votre livre, mais vous signez nulle part, un contrat est prêt chez nous demain. Après 9 mois de recul, j’ai beaucoup de joie et de satisfaction. »

Face à ses lecteurs

Lors de cette rencontre, Thomas Schlesser a été confronté à des lecteurs aveugles ou malvoyants exprimant leur ressenti. Dont une femme voyante exprimant la perception d’une amie aveugle ne pouvant venir ce soir-là : « Une dame non-voyante de naissance m’a prié de vous transmettre que c’était la première fois qu’elle avait compris quelque chose, parce qu’évidemment la peinture n’est pas ce qu’il y a de mieux dans le monde quand on est non-voyant de naissance. »

Thomas Schlesser et Fabienne Pol

Un témoignage qui a ému Thomas Schlesser, tout comme celui-ci d’une autre femme, devenue aveugle : « J’ai perdu la vue il y a deux ans, mon principal centre d’intérêt a toujours été la peinture, la couleur, ce que n’imagine pas un aveugle de naissance. Avec votre livre, je me suis mise à la place de Mona et je me suis dit Quelle chance avec ce grand-père de pouvoir accéder à une oeuvre d’art, à la peinture et de pouvoir parler de ses émotions et poser des questions ! Par chance, à Paris, je peux retourner dans les musées avec des conférenciers qui sont formés pour les déficients visuels. Et aussi grâce à des bénévoles qui nous accompagnent, puisque je ne peux plus prendre le métro seule même si je marche bien et continue d’être active. Votre livre m’a beaucoup touchée, parce que je me suis dit que j’avais eu la chance de voir, mais que ce livre est tellement important pour des personnes qui, enfants, n’ont pas eu cette possibilité. Maintenant, je ne vois plus les couleurs ni les formes, il y a des moyens tactiles de compensation, mais votre livre m’accompagne beaucoup. »

Les Yeux de Mona en catalan et en espagnol

« Dans l’ensemble, les musées font un super boulot sur ce point, commente Thomas Schlesser. Je sens que la préoccupation des déficients visuels et des autres visiteurs handicapés est devenue un enjeu primordial, je peux le certifier, on en parle fréquemment entre collègues directeurs de musées privés ou du secteur public. Et il y a des gens formidables qui participent à cette médiation. » A cet égard, un homme aveugle a exprimé son éloignement des arts plastiques : « Je pensais que je pouvais jamais rien y comprendre. Ce sont ma compagne, ma fille qui fait des études d’Art qui m’ont entraîné dans les musées et expositions et essaient de m’expliquer ce qu’elles voient. Pour moi, ce n’est pas une explication mais une traduction puisque je perçois à travers leurs yeux, non seulement l’oeuvre, mais aussi des représentations et des notions que je n’ai pas. »

Représentation de l'IKB 191, International Klein Blue

Ce qui fait réagir Thomas Schlesser : « J’ai parlé architecture avec un enfant aveugle de naissance, pour lui faire percevoir le haut et le bas, et il m’a répondu que pour lui le bas, c’est le vide. Ça m’a intéressé, parce que le vide est une des sensations que des artistes de l’art abstrait cherchent à faire ressentir au public, mais qui n’y arrivent pas ; ce n’est pas parce que vous voyez la couleur bleue que vous allez ressentir le vide ou l’immatérialité. C’était pourtant le rêve d’Yves Klein disant je voudrais que devant cette couleur on ressente le vide. En parlant avec des aveugles de naissance, je comprends qu’il y a des choses qu’ils ressentent qui sont d’ordre esthétique, corporel, perceptif et apportent à mon expérience comme j’essaie d’apporter à la leur. Le moment d’échange entre nous est incroyablement fertile, dans les deux sens. » Comme entre la fillette Mona et Henry son grand-père…

Laurent Lejard, décembre 2024.

Quelques-unes des oeuvres de la partie art contemporain du roman Les Yeux de Mona
  • Les yeux de Mona, par Thomas Schlesser, éditions Albin Michel, 22,90€ en libraire (15,99€ en numérique.) La jaquette se déplie pour exposer toutes les oeuvres montrées par Henry à Mona aux musées du Louvre et d’Orsay ainsi qu’au Centre Georges Pompidou ;
  • Version braille réalisée par le Centre de Transcription et d’Édition en Braille – « on en avait parlé avec l’éditeur, ça me tenait à coeur » précise l’auteur – disponible en deux versions braille abrégé ou intégral, vendues aux particuliers au même prix que la version en noir, 22,90€ ;
  • Imprimé en caractère agrandis (corps de 16) par Voir de près, en deux volumes pour 49€ ;
  • Version livre sonore lu par François Cognard chez Audiolib, 23,95€ en numérique et 26,50€ sur CD, durée 16h40.
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