La vie personnelle d’Amélie Laguzet a nettement évolué depuis mai 2013. Elle a quitté le Doubs pour Strasbourg, a passé sans encombre la crise sanitaire, s’est séparée de son mari et repris son nom de jeune fille, Amélie Renaud, élève ses deux enfants tous deux lycéens, et poursuit ses actions en faveur de l’émancipation des femmes handicapées encore trop soumises à la pression sociale et aux violences conjugales et agressions sexuelles.
Question : Comment ont évolué votre féminisme et votre action durant ces dix dernières années marquées par l’émergence d’organisations très militantes ?
Amélie Renaud : L’AREFH a fermé pendant la crise sanitaire, et on a créé une autre association, A corps de soi poursuivant la même ligne d’engagement, sans être trop féministe ou militante. Et à vrai dire, je ne me retrouve plus dans ce type d’engagement-là, typiquement associatif comme les grandes associations qui aident les personnes et en même temps ne mettent pas en oeuvre leurs belles paroles. On a travaillé deux ans sur l’estime de soi, parce que je pense que c’est une arme de résistance et de lutte contre les violences. Les agresseurs s’engouffrent dans les failles des femmes handicapées qui n’ont pas confiance en elles, pensent qu’elles valent rien, à qui on dit d’ailleurs qu’elles ne valent pas grand chose par rapport aux femmes valides. Aujourd’hui, je pense avoir enfin trouvé ma place ; j’ai été valide à un moment de ma vie, jusqu’à presque 17 ans, et je n’avais aucune idée du handicap. Je comprends comment les valides voient les personnes handicapées, avec indifférence ou pitié. C’est pour cela que je n’ai pas le positionnement des Dévalideuses qui s’inscrivent dans le mouvement antivalidiste. Depuis que je suis handicapée, je me rends compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas, mais je ne suis pas en guerre et je pense que ma position peut faire le pont entre ces deux façons de voir les choses.
Question : Un compromis en quelque sorte, mais entre quoi et quoi ?
Amélie Renaud : Un compromis avec le fémino-antivalidisme, que je comprend totalement mais il me semble que les femmes qui sont dans cette mouvance sont handicapées de naissance et qu’elles n’ont vécu que dans le handicap, parfois institutionnalisées dans l’enfance, ont souffert de la différence, de rejet, mises à l’écart. Je les trouve trop dures, pas assez constructives. Pour discuter avec les valides, tout de suite ils se sentent agressés : « on n’est pas méchants, on n’est pas là pour faire du mal, nous on n’en sait rien, il faut nous expliquer. » J’ai beau expliquer aux individus que, quand on parle de validisme, il s’agit d’un système, les gens se sentent mis à mal par ce concept, ça touche quelque chose chez eux, peut-être pire que quand on leur parle de patriarcat ou de racisme. Parce qu’en fait ils n’ont pas l’impression de mal faire. C’est aussi un compromis avec les valides avec lesquels je ne suis pas toujours tendre, auxquels j’essaie d’expliquer ces concepts, et je parviens à les amener à comprendre que leur façon d’agir, et celle de la société, ne sont pas normales.
Question : En 2013, vous souleviez deux problématiques peu ou pas abordées, l’accès aux soins gynécologiques et une aide à l’intimité et au respect de la féminité des femmes dépendantes. La généralisation de la première est prévue dans le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale pour 2025 pour les femmes en établissements médico-sociaux, mais qu’en est-il de l’autre ?
Amélie Renaud : Oui, justement je suis en train de travailler avec le Centre Intimagir Grand Est sur le déploiement d’Handigynéco dans la région. Effectivement, ça s’adresse uniquement aux femmes vivant en établissements, j’ai envie de dire il faut bien commercer quelque part. Parce que pour elles, c’est encore pire que pour celles qui vivent à domicile. Par témoignages, on sait que ces femmes n’ont pas vu de gynéco avant leurs 30 ans, elles sont terrorisées d’aller consulter. Ce sont des sages-femmes exerçant en libéral qui sont mobilisées sur ce projet, et à terme, si elles sont formées pour intervenir en établissements, je pense qu’on n’aura aucun problème, nous femmes vivant à domicile, à faire appel à elles.
Question : Les gynécologues obstétriciens participent aussi à Handigynéco ?
Amélie Renaud : Pas du tout. La cheffe de service d’Intimagir a envoyé un millier de courriers aux gynécologues du Grand Est, elle a dû avoir deux réponses ! C’est assez impressionnant de voir comment les gynécologues ne s’intéressent pas, alors que les sages-femmes ont été tout de suite compris l’enjeu et répondu présent.
Question : Et qu’en est-il d’une aide à l’intimité et au respect de la féminité des femmes dépendantes, alors qu’une aide à la parentalité a été introduite dans la Prestation de Compensation du Handicap il y a 4 ans déjà ?
Amélie Renaud : Elle n’a pas du tout été travaillée. J’en avais parlé en 2013 parce qu’on avait un projet à l’AREFH, Individu’Elles, pour former des bénévoles à accompagner des femmes dans leurs moments intimes, acheter de la lingerie, aller chez le gynécologue, ces choses qu’on fait habituellement toute seule ou avec des copines. Je n’ai pas poursuivi sur ce sujet, et je ne crois pas qu’il soit abordé de manière officielle par des associations. Alors que le manque d’intimité, d’empathie des aidants sur certaines choses revient régulièrement dans des conversations. Du moment que votre domicile devient le lieu de travail de quelqu’un, il est vraiment difficile de garder la notion de vie privée. Même dans un établissement médico-social, où il y a d’un côté les résidents dans leur habitat, et de l’autre côté le lieu de travail des professionnels. Il y a quelque chose à faire là-dessus, par rapport aux professionnels qui n’ont pas toujours à l’esprit qu’ils ne vont pas au boulot mais chez quelqu’un, même dans un établissement ils entrent chez quelqu’un.
Question : Les personnels ne sont donc pas formés au respect de la confidentialité ?
Amélie Renaud : Régulièrement des personnels qui interviennent chez moi racontent ce qui se passe dans d’autres lieux où ils travaillent. J’imagine qu’ils font de même avec moi. Je leur ai déjà dit plusieurs fois : « Vous ne devez pas – Oui, mais je dis pas le prénom ! – D’accord, je ne connais pas la personne, mais vous racontez son histoire, quand même. » Ça reste difficile, on est des êtres humains avec nos valeurs, notre culture, notre religion, nos origines, etc., mais c’est vraiment être capable de laisser à la porte, quand on entre chez quelqu’un, tous les a priori, préjugés, clichés qu’on peut avoir et devenir neutre. Pour éviter des remarques, des attitudes, des conseils que je n’ai pas demandés, c’est du savoir-être, et je ne sais pas si on peut le former. On parle beaucoup d’autodétermination, de choix de vie, en fait on n’a pas les moyens de nos ambitions.
Question : Vous avez participé, fin novembre, aux Assises européennes de lutte contre les violences faites aux femmes organisées par la Ville de Strasbourg et des associations féministes, qu’en est-il ressorti sur la condition des femmes handicapées ?
Amélie Renaud : La grande nouveauté, c’est qu’on a été invitées. C’est l’une des premières fois où on avait autant de visibilité dans un rassemblement féministe. C’était une table-ronde, on n’était pas en plénière, mais les organisateurs nous ont dit que c’était tellement intéressant que l’année prochain on aurait une plénière. Sur quatre intervenants, on était trois femmes en situation de handicap, il n’y avait pas de spécialiste, pas de médecin, pas de tout ce qu’il y a d’habitude, ça c’est très intéressant. Ce que j’ai pu remarquer, c’est le manque de visibilité des femmes handicapées ; en France, on est une dizaine à prendre la parole, et pas sur les mêmes sujets. C’est pour cela qu’il faut travailler avec les femmes handicapées, encore une fois sur l’estime de soi, pour qu’elles se sentent légitimes à prendre la parole, à partager leur expérience. C’est comme ça qu’on arrivera à avancer.
Propos recueillies par Laurent Lejard, décembre 2024.