« Au-delà de mesures ponctuelles, du provisoire qui devient définitif, quel signe donnons-nous de notre refus de l’inhumanité dans laquelle vivent un nombre croissant de nos concitoyens ? », interrogeait Geneviève De Gaulle Anthonioz, Présidente d’ATD Quart Monde de 1964 à 1998. On ne choisit pas de vivre pauvre, ni de survivre avec des allocations : on le subit. Il nous semble important de rappeler ceci au moment où l’on jette en pâture à l’opinion publique toutes ces personnes en situation de grande pauvreté et dont nous sommes, à ATD Quart Monde, témoins du courage qu’elles manifestent dans leur combat quotidien. En premier lieu, ces familles pauvres ne cessent de nous rappeler qu’elles se battent « pour que leurs enfants ne passent pas par où elles sont passées. »
Nous mesurons combien ces échanges relèvent de la diffamation envers les pauvres et sont bien loin de la réalité de tous ceux que nous côtoyons et dont nous admirons le courage. C’est Julien, victime d’un licenciement économique et sans emploi depuis quinze ans. Il est « sorti de l’alcool » et s’est engagé dans une association pour soutenir les autres familles en difficultés de son quartier, pour les accompagner dans leurs démarches. C’est Medhi qui en est à son sixième CDD dans le gardiennage et travaille toutes les nuits et les week-ends pour quelques heures seulement. C’est Sylvia qui a deux heures de transport en commun pour travailler trois heures tard le soir avec la promesse jamais tenue d’un emploi plus régulier. Je pense à Laurence qui a posé les valises à Noisy-le-Grand après neuf années d’errance d’hôtel en hôtel ou caravane. Elle vient d’avoir accès à un emploi en CDI à T.A.E. (Travailler et apprendre ensemble), entreprise solidaire d’ATD Quart Monde, et qui me dit toute sa fierté d’avoir à la fois un logement et un emploi. Et combien d’autres…
Sommes-nous capables d’inscrire nos actions et nos politiques dans un partenariat constructif avec les plus fragiles d’entre nous ? Force est de constater que dans bien des cas les réponses mises en place isolent les bénéficiaires de l’ensemble de leurs concitoyens, les confinent dans un « statut de pauvre » ou « d’assisté » qu’ils refusent, au lieu de leur permettre d’accéder au droit commun. Il en va ainsi des distributions alimentaires ou autres, des centres d’hébergement, qui ne devraient pas s’inscrire dans la durée mais qui, hélas, se développent et s’institutionnalisent, devenant ainsi des substituts au droit commun : un vrai logement pour chacun, un vrai travail. Trop souvent c’est cet assistanat qui constitue la seule perspective et qui abaisse et humilie ces personnes.
Si on pense qu’il suffirait de réduire les minima sociaux pour que des personnes écrasées par la misère se lèvent, on se trompe. Sommes-nous capables d’inventer un réel partenariat avec les personnes les plus pauvres elles-mêmes : en tenant compte de la nécessaire durée, d’une cohérence des dispositifs, d’un compagnonnage (qui ne soit pas un contrôle), en s’appuyant sur des dynamiques non seulement individuelles mais aussi collectives…
Pour qu’une telle proposition soit acceptable et crédible, pour qu’elle emporte l’adhésion du plus grand nombre, cela suppose en premier lieu que s’instaurent le respect et la confiance mais aussi que l’on abandonne ce recours régulier aux propos stigmatisants. Une stigmatisation, reconnue lors de récents travaux de la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), comme menant à une réelle discrimination sociale. Ce serait un gain collectif que de ne pas se priver de l’expérience des plus défavorisés, dont la résistance quotidienne face à la misère est riche d’enseignements pour nous tous. Nous avons espoir que les débats actuels nous sortiront de l’ornière de la stigmatisation et favoriseront une politique qui passe de l’assistanat au partenariat.
Pierre-Yves Madignier, Président d’ATD Quart Monde, mai 2011.