Après une carrière d’escrimeuse handisport bien remplie, Thérèse Lemoine a ressenti la quarantaine arrivant le besoin d’enfant. Trop tard pour en faire un « toute seule », elle est restée célibataire, et pas sans risque pour une femme très active qui est devenue paraplégique du fait d’un chauffard quand elle avait 20 ans. Elle s’est reconstruite au Centre de Rééducation Fonctionnelle de Kerpape, près de Lorient (Morbihan), et s’y est même faite embaucher comme éducatrice sportive : sa mission pendant 38 ans, redonner le goût de vivre et d’avoir des activités soutenues aux innombrables blessés de la vie qui sont passés dans cet établissement réputé. Bien qu’engagée dans de multiples causes et combats humanitaires, il lui manquait une présence, celle de l’enfant qu’elle n’avait pas eu, et s’est tournée vers l’adoption. Pas en France, où c’est peine perdue pour une célibataire en fauteuil roulant, mais à l’étranger. Parce que même si l’adoption est ouverte depuis 1996 aux femmes seules, ce droit n’est pas effectif comme vient de le rappeler à l’Assemblée Nationale le secrétaire d’État chargé de l’enfance, Adrien Taquet, en annonçant un « projet de loi permettant […] de travailler à éviter les discriminations à l’adoption – cela concerne effectivement les femmes seules ».
Après avoir été victime d’une escroquerie à l’adoption au Vietnam, c’est en Russie que Thérèse Lemoine a rencontré l’enfant qui allait rapidement devenir sa fille, Olga, alors âgée de 7 ans. Une enfant abandonnée dans un contexte de guerre en Asie centrale, dont les traumatismes remonteront au fil des années, rendant parfois les relations mère-fille épouvantables. C’est en devenant femme qu’Olga s’est apaisée, et conduit désormais sa vie en complicité avec sa mère adoptive. Une aventure humaine racontée par les deux femmes dans un récit à deux voix, Adoptée, paru chez Synchronique Editions. Thérèse Lemoine précise cette démarche.
Question : Pourquoi avoir voulu raconter votre histoire d’adoption dans des termes aussi intimes ?
Thérèse Lemoine : C’est l’idée de Denis Labayle, un écrivain et ami depuis 25 ans. Il voulait aborder le sujet de l’adoption et du handicap, dans un récit à deux voix. Il a réfléchi longtemps, on a travaillé deux ans sur ce projet. Il a rencontré Olga alors qu’elle finissait ses études à Paris, chacun ne savait pas ce que disait l’autre, et avait le droit par contrat de retirer des éléments. J’ai fait enlever 20 pages, on s’est parfois accrochés sur le choix, le poids des mots. J’ai voulu être totalement authentique, parce que l’adoption n’est pas un long fleuve tranquille. Quand on fait cette démarche, on a beaucoup d’amour à donner. On a forcément affaire à un petit qui a mal démarré dans la vie, on pense que l’amour va panser les plaies, ce n’est pas le cas, c’est très compliqué. Ma fille était fracassée par son enfance. Il fallait reconstruire un être qui n’avait pas confiance dans les adultes, un petit animal blessé par les humains. C’est compliqué, mais une belle aventure humaine.
Question : Il est impossible d’adopter en France ?
Thérèse Lemoine : On ne peut pas, en étant célibataire. On n’a aucune chance en France : avec des lois poussiéreuses, avec le poids de la religion catholique, une famille c’est un papa et une maman. Je suis en relation avec un forum de 2.000 célibataires qui se battent pour le droit d’adopter. Le système de l’aide sociale à l’enfance est une fabrique à délinquance. Les enfants retirés aux parents par la justice sont placés dans des foyers gérés par les départements, avec peu de personnel. S’ils ont un lien au moins une fois par an avec un parent, ils ne sont pas adoptables. On les empêche de s’attacher à leur famille d’accueil. Ces enfants, il faut savoir qu’ils ne peuvent pas ne pas être dans la violence à l’adolescence, ils sont cassés.
Question : En France, les pouvoirs publics semblent préférer le placement dans des établissements qu’on n’appelle plus des orphelinats, plutôt qu’en famille d’accueil ?
Thérèse Lemoine : Cela en rajoute une couche, bien évidemment. Ces jeunes sont en souffrance, est-ce que leur place est dans un foyer ? Parce qu’on n’arrive plus à maitriser des jeunes, on leur loue une chambre miteuse, et les adolescentes sont livrées à elles-mêmes, se livrent parfois à la prostitution. Une députée [Perrine Goulet auteure d’un rapport d’information sur l’aide sociale à l’enfance NDLR] qui a vécu ce parcours se bat avec Adrien Taquet pour que les enfants ne vivent plus jamais ça, alors que ça n’émeut personne. Pourquoi ne pas ouvrir davantage l’adoption simple ? Il faut avancer, évoluer. L’adoption à l’étranger devient également difficile. A un moment, la Russie a compris que c’était juteux, et maintenant ils assomment financièrement les candidats. J’étais partie sur l’adoption d’une enfant de 5 ans, et on m’a orienté vers une fillette dont personne ne voulait.
Question : La violence ferait-elle nécessairement partie de la relation adopté-adoptant ?
Thérèse Lemoine : Il est rare qu’il n’y ait pas de réaction de l’enfant. Et aucun psychologue ou psychiatre ne m’apportait de réponse, on me disait « vous serez montrée du doigt ». Or, il peut y avoir des troubles de l’attachement, on retrouve cela dans les animaux comme chez les petits enfants. Avant, on n’en parlait pas. La « mayonnaise » peut très bien ne pas prendre. L’abandon peut commencer dans le ventre de la mère, elle peut avoir été violentée ou violée, l’histoire s’inscrit déjà dans le foetus. On est dans l’éternel débat de l’inné et de l’acquis.
Question : Mais vous avez affronté les conflits sans soutien psychologique et psychiatrique ?
Thérèse Lemoine : J’ai le souvenir de ma fille qui rentre du collège, j’essaie de la comprendre, très repliée sur elle-même, elle a voulu se couper les veines. Je le relate au psychiatre : « elle va bien, c’est moi qui doit faire un travail sur moi ». Sans réponse du psy, à moi de me débrouiller. Elle me traitait de sale pute, de salope, et mon travail à Kerpape n’était pas facile. Le psychologue me disait de ne pas le prendre pour moi, « c’est sa mère russe qu’elle insulte ainsi ». C’est un peu trop facile de dire débrouillez-vous, je cherchais à décoder. J’ai lu, je me suis documentée sur Internet pour trouver des réponses, j’ai identifié sur petales.org le livre Enfant qui a mal, enfant qui fait mal. C’était mon livre de chevet.
Question : Olga est devenue une jeune femme, qui construit sa vie et son autonomie. La relation mère-fille est maintenant apaisée ?
Thérèse Lemoine : Le chemin est encore très long. Nos liens affectifs ont toujours été très forts et le sont toujours, malgré des points de vue différents parfois. Olga est diplômée de son master 2, elle vient d’accepter un CDI alimentaire pour prendre son envol. Il faut plus de temps à ces enfants, ils sont matures pour l’autonomie, mais émotionnellement cela prend plus de temps. Il y a un décalage, on en discute, c’est un chemin de vie. Pour se réapproprier sa propre histoire, qu’elle fasse avec en y mettant de la distance. Pendant des années elle ne voulait pas qu’on parle russe à la maison. Elle s’est préoccupée en début d’année de sa nationalité russe, elle me l’a demandé, elle a obtenu son passeport, « ça me réconcilie avec ma langue russe ». Je lui ai dit « je suis contente pour toi ». On n’est que la continuité d’une histoire qui a mal démarré, on n’a pas à devenir propriétaire, on ne s’approprie pas un petit être en devenir, c’est là le sens de l’éducation. Offrir un avenir passe par une reconstruction. Olga m’a dit tout récemment « Maman, je voudrais te dire que je suis heureuse que ce soit toi qui m’ait adoptée »…
Propos recueillis par Laurent Lejard, août 2020.
Adoptée, par Thérèse et Olga Lemoine, et Denis Labayle, paru chez Synchronique Éditions. 17,90€ chez l’éditeur + frais d’envoi.