Jean-Xavier Welkamp est satisfait, il est arrivé au bout du chemin en obtenant justice. Fonctionnaire aveugle affecté à la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) des Hauts-de-France, il était mis à disposition auprès de la Maison Départementale des Personnes Handicapées du Nord, ce qui veut dire qu’il ne coûtait rien à la MDPH puisque que c’est la Direccte qui payait son salaire. Avec une grosse difficulté qu’il expliquait en mars 2016 : depuis huit ans, le logiciel métier n’était pas accessible aux utilisateurs aveugles employant un lecteur d’écran et des périphériques braille. En cause, le progiciel Iodas développé par GFI et qui équipe la moitié des MDPH et bien d’autres administrations et services sociaux. Interdit de facto de travailler et prié de demander sa réintégration à la Direccte, Jean-Xavier Welkamp a refusé et saisi la justice administrative en mars 2017 pour obtenir la condamnation de la MDPH, le 2 juin dernier, qui n’a pas fait appel dans le délai légal des deux mois. Le jugement est donc définitif, et particulièrement bien motivé, il peut être invoqué dans une procédure similaire.
Un jugement sans appel
Les magistrats ont écarté toutes les arguties juridiques d’autant que les poursuites étaient dirigées simultanément contre le Conseil Départemental et la MDPH du Nord. C’est bien cette dernière qui est l’employeur d’un agent qu’elle a discriminé par son inertie et son inaction. Le tribunal administratif rappelle l’obligation imposée par la loi à « l’autorité administrative de prendre les mesures appropriées au cas par cas pour permettre l’accès de chaque personne handicapée à son emploi », relève qu’un « délai de 3 ans à compter de la prise de poste pour acquérir [du matériel adapté] présente un caractère excessif et est constitutif d’une faute », constate qu’un « audit pouvait néanmoins être envisagé sur le périmètre des problématiques d’accessibilité et le chiffrage de la réalisation » mais que la MDPH ne l’a pas fait réaliser, de même que « l’étude de faisabilité pour envisager une assistance par le recrutement d’une auxiliaire de vie ». Et les magistrats en tirent la conclusion logique : « La MDPH ne peut être regardée comme ayant pris les mesures appropriées à l’exercice par M. Welkamp de ses fonctions et propres à garantir le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des personnes handicapées [Elle] a ainsi manqué à ses obligations au regard de ces dispositions et a commis une faute de nature à engager sa responsabilité. » Et elle est condamnée à indemniser le préjudice moral du fonctionnaire et ses frais de justice.
La Confédération Française Pour La Promotion Sociale Des Aveugles et Amblyopes se félicite de ce résultat positif qui devra servir de jurisprudence », réagit son président, Edouard Ferrero qui ajoute n’avoir pas « connaissance d’action similaire ». Ce jugement exemplaire intervient alors que l’éternel chantier de l’accessibilité numérique est sur une voie de garage : il n’existe aucune réglementation française sur l’accessibilité des logiciels professionnels, l’obligation d’accessibilité des sites web des services publics est réduite à la seule réalisation d’une attestation de conformité ou pas, le cursus de formation des concepteurs de produits et services numériques ne comporte aucun module obligatoire sur l’accessibilité numérique. Si de multiples rapports, études et législations ont été élaborés depuis le début de ce siècle, la volonté politique demeure absente et les discours ne sont jamais traduits en actes positifs. Ce que tempère Mathieu Froidure, président l’agence en accessibilité numérique Urbilog : « Pour moi, la loi s’applique. S’il y a refonte d’une application, elle se doit d’être accessible. Par rapport à la législation, j’aime bien l’esprit mais sans être trop rigoureux : l’esprit plutôt que la lettre. » Et il prend exemple de la législation britannique, moins précise mais finalement plus efficace : « L’esprit, c’est que tout le monde doit pouvoir travailler dans des conditions efficaces. Et si une MDPH ne peut pas montrer l’exemple, pourquoi imposer l’accessibilité aux autres employeurs ? On a tout à gagner à composer, la société profitera plus de gens qui veulent faire des choses. »
La bonne volonté ne suffit pas
Les travailleurs handicapés, qu’ils soient dans le secteur public ou privé, ne peuvent donc compter que sur la bonne volonté de leur employeur. « Normalement les éditeurs de logiciels ont l’obligation de les rendre accessibles, explique Frédéric Brugnot, directeur d’Acces’Solutions spécialisée dans l’accessibilité numérique. J’interviens ensuite pour améliorer leur accessibilité si je peux le faire. On effectue un audit d’accessibilité sur site, mais à la MDPH du Nord l’audit a été impossible parce que Iodas n’était employable que depuis un serveur à distance. Jaws devait être installé sur ce serveur, ce que la MDPH n’a pas voulu faire parce que c’était trop compliqué. » Dans ce cadre, l’éditeur informatique Gfi n’est pas directement en cause d’autant que cette société affirme que son produit est certifié : « Le groupe Gfi prend en compte les besoins de ses clients et les accompagne en améliorant les fonctionnalités des solutions et l’accessibilité aux utilisateurs en fonction de leurs demandes. Notre version IODAS*MDPH a été labellisée par la CNSA comme étant conforme à leur référentiel fonctionnel. »
Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie qui confirme et ajoute que « les éditeurs de portails usagers, qui seront interconnectés au Système d’Information des MDPH, devront respecter le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité avec un rapport d’audit publié dans les ‘mentions légales’. C’est le cas du téléservice public IODAS CRM de GFI. » « L’éditeur doit décider ce qu’il doit faire pour améliorer l’accessibilité, ajoute Frédéric Brugnot. Soit il considère que c’est normal, et c’est un travail gratuit, soit il fait payer son temps de travail. Mais le client suivant ne devrait rien payer. Moi, je ne fais pas payer une deuxième fois ce que j’ai fait, sauf s’il s’agit d’un travail dont je pense qu’il pourra servir à d’autres clients. Là, je facture sous forme de licence, c’est moins coûteux pour le premier client et je m’y retrouve si je vends plusieurs licences. » Les éditeurs de logiciels métier n’ont en effet aucune obligation de diffuser auprès de tous leurs clients les « briques » d’accessibilité qu’ils sont amenés à concevoir à la demande de l’un d’entre eux, et ils peuvent la faire payer à chacun, au gré des demandes.
Jean-Xavier Welkamp est désormais serein par rapport à ces événements, il télétravaille au service des ruptures conventionnelles de la Direccte des Hauts-de-France : « Cela se passe bien, avec des outils bien adaptés, et une collègue sourde. Le seul problème, c’est la vérification des signatures, qui est effectuée en binôme. » Il a réintégré en 2016 son administration d’origine à la demande du directeur de la MDPH du Nord qui n’a pu, de ce fait, récupérer les « équivalents-salaire » qu’il aurait perçu si Jean-Xavier Welkamp avait lui-même réclamé cette réintégration. Et c’est avec un sentiment de devoir accompli qu’il partira en retraite dans deux mois : « Je voulais obtenir une jurisprudence ». C’est réussi.
Laurent Lejard, septembre 2020.