Tout n’est pas idéal en 2009 dans la prise en charge des personnes polyhandicapées; il manque encore trop de structures d’accueil mais un chemin gigantesque a été parcouru grâce à des professionnels motivés par des parents concernés. Cette relation duale s’est construite dès la reconnaissance de la part d’humanité des personnes polyhandicapées, avec une intelligence à comprendre, une communication à établir, des sentiments à identifier. Le Docteur Elisabeth Zucman, pionnière dans leur prise en charge médico-sociale, se souvient de ses débuts, en 1961, auprès d’enfants que le corps médical appelait alors encéphalopathes : « Ils mourraient jeunes. Ils étaient accueillis dans des fondations privées ou devaient être abandonnés à l’Aide Sociale à l’Enfance [appellation officielle de l’Assistance Publique NDLR] pour être accueillis dans des hôpitaux publics, parce que la Sécurité Sociale refusait les prises en charge ». Jusqu’à ce que les parents se révoltent face à ce déni d’humanité.
L’année 1964 marqua une rupture dans le traitement « médical » de l’encéphalopathe « souvent qualifié de grabataire, végétatif et parfois de légume : On n’avait rien à en faire, puisqu’il n’y avait rien à lui faire… » (in Auprès de la personne handicapée, Vuibert). Elisabeth Zucman s’est alors associée à de fortes personnalités du monde associatif et médical : Andrée Barrère, de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, Monique Demerson, secrétaire générale de l’Unapei, le Professeur Stéphane Thieffry, neuropédiatre à l’hôpital Necker enfants malades, le Docteur Stanislas Tomkiewicz, responsable du service accueillant les encéphalopathes à l’hôpital de La Roche-Guyon. Ils créèrent le Comité d’éducation et soins aux arriérés profonds (Cesap, devenu depuis Comité d’éducation et soins auprès des polyhandicapés). Rapidement, les premiers services spécialisés furent développés en milieu hospitalier, chapeautés dès l’origine par un comité scientifique et technique qui dirigeait des actions de recherche. Dès 1965, l’Aide Educative à Domicile, préfiguration des actuels SESSAD, fut constituée, suivie d’un accueil relais pour soulager des familles qui pouvaient confier enfants ou jeunes polyhandicapés à des assistantes maternelles sélectionnées, tout en gardant le contact. Et les premières colonies de vacances furent organisées pour ces jeunes enfin sortis d’entre les murs.
Les parents ont suivi. En 1968, suivant l’exemple d’une famille qui, aux USA, avait décidé de prendre en charge leur fille polyhandicapée en suscitant une structure adaptée, cinq familles françaises se sont regroupées en association, Les amis de Karen. Lesquels créèrent un établissement spécialisé puis, en partenariat avec l’organisation Notre Dame de Joye, le Centre de Ressources Multihandicap Le Fontainier (CRMH, Paris). « Les parents ont montré que l’on pouvait agir sur l’inconfort des enfants polyhandicapés, se souvient le Docteur Finn-Alain Svendsen, actuel directeur médical du Cesap. Ce fut la fin de la mort en famille, l’allongement de l’espérance de vie des enfants, leur accueil dans des institutions médico-sociales ». Là, ils ont bénéficié d’une nette amélioration de leurs conditions de vie, quittant l’état grabataire pour la position assise, accompagnés par des soins médicaux et un soutien psychosocial actif qui a permis à beaucoup d’entre eux de passer l’âge de 20 ans, posant ainsi un nouveau problème : si les enfants étaient correctement pris en charge, les adultes ne l’étaient pas du tout, les lieux de vie pour adultes handicapés étant inadaptés aux polyhandicapés. Seules perspectives : le retour dans la famille ou le placement en hôpital psychiatrique.
Face à ce délaissement, alors que les Maisons d’Accueil Spécialisé acceptant des adultes polyhandicapés était rares, une disposition législative a apporté en 1989 une solution palliative : l’amendement Creton, toujours en vigueur 20 ans après. Il oblige l’établissement d’accueil à garder un jeune tant qu’une solution d’accueil n’a pas été validée par ses parents. « Il y avait dans l’établissement 11 adultes bénéficiant de l’amendement Creton en 2007, 10 sont sortis depuis, précise Chantal Jouglar, directrice de l’institut médico-pédagogique Les Amis de Laurence (Paris). Actuellement, il n’y en a plus, la situation s’est améliorée, mais elle pourrait à nouveau stagner. Il faudrait presque autant de structures pour adultes que pour enfants ». Une situation dont les pouvoirs publics ont enfin pris conscience, en projetant la création de 2.600 places en Maison d’Accueil Spécialisé et Foyer d’Accueil Médicalisé dans les prochaines années, ce qui devrait couvrir une grande partie des besoins. Mais cet effort ne sera pas suffisant pour mettre fin aux placements actuels en Belgique, une solution palliative qui trouve son origine dans la qualité de la prise en charge médico-sociale réalisée dans des établissements spécialisés de Wallonie. « Ce sont les Belges qui nous ont appris qu’il fallait faire un partenariat avec les parents, que les professionnels avaient à apprendre d’eux, que l’on pouvait avoir une démarche éducative et, peut-être bientôt, pédagogique, rappelle le Docteur Svendsen. Les polyhandicapés sont capables d’exprimer leur avis, et d’apprendre ».
Une expérience d’ailleurs vécue par Elisabeth Zucman, quand une maman lui a raconté la journée de son enfant : elle avait élaboré une communication reposant sur des questions retraçant le quotidien, auxquelles l’enfant répondait par un signe pour dire oui. « J’ai changé mon regard sur les personnes polyhandicapées, explique le Docteur Zucman. À partir de constats, en Institut Médico-Educatif et Maison d’Accueil Spécialisé, sur des cas très graves, sans langage. On a fait des petits bouts de test, on sortait avec un an d’âge mental ! On a mis ces jeunes devant un ordinateur avec des logiciels spécialisés, ils ont appris à lire et écrire en alternatif. J’ai aussi fait de l’éducation pour la santé auprès de polyhandicapés en établissement, que l’équipe soignante reprenait durant la semaine. Et en revoyant les personnes, elles répondaient en mode non verbal, et exprimaient leurs problèmes physiques, puis prenaient mieux soin d’elles, ingéraient plus facilement leurs médicaments. Ça m’a fait réfléchir : l’apparence fait qu’on les prend pour moins intelligentes qu’elles ne sont. » Elisabeth Zucman évoque une intelligence sensible qui fait déchiffrer ce qui se passe entre ses proches, ses parents : « Elle est présente chez tout le monde, avant l’intelligence logique. Il n’y a pas d’état végétatif. Mais pour en percevoir l’expression, il faut avoir une finesse de déchiffrage. C’est cette intelligence que je veux faire reconnaître : elle est à double tranchant parce que la plupart resteront dans cette intelligence sensible, ce qui nous oblige à décrypter ce que les personnes expriment. »
« On met en place une vie sociale dès le petit déjeuner pris en commun, explique Claude Jacquard, directeur de la Maison d’Accueil Spécialisé La Clé des Champs à Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne). Il y a une dynamique, avec des activités quotidiennes qui ont un sens et qui donnent envie de se lever le matin ». Claude Jacquard constate que si ce travail permanent n’est plus fait, il y une perte rapide des acquis, un enfermement sur soi. Ce qui pose un problème aux parents voulant garder le contact et une relation privilégiée avec leur enfant : « On ne fait pas les mêmes choses que les parents, poursuit Claude Jacquard. L’externat fonctionne bien, tout en préparant l’avenir : l’internat. Il faut ouvrir l’établissement d’adultes aux parents. Ils sont les bienvenus, et partenaires de l’équipe, on a besoin d’eux. On organise des fêtes avec eux dans l’établissement, ils participent au conseil de la vie sociale. On rédige une gazette à l’attention des résidents avec des pensionnaires qui ne sont pas polyhandicapés et qui écrivent. Et on aide d’autres à écrire. Les parents demandent que leurs enfants soient éduqués. Ils font beaucoup avancer les choses et veulent que leurs enfants fassent partie de la société ».
Laurent Lejard, mai 2009.
PS : Elisabeth Zucman est décédée le 14 septembre 2019, à l’âge de 89 ans. Son livre ne figure plus au catalogue des éditions Vuibert mais a été réédité en 2016 par Erès.