Les Dévalideuses, ce sont quelques femmes handicapées engagées pour les droits et l’émancipation des femmes handicapées. « J’en ai eu l’idée en 2018, explique Céline Extenso, après la marche #NousToutes du 24 novembre 2019. Les violences est un thème qui touche les femmes handicapées, mais dont on ne parle jamais. J’ai lancé un tweet et des femmes handicapées ont répondu, pour qu’on fasse quelque chose. » Ce sont huit femmes qui ne se connaissaient pas, avec des situations et handicaps divers, qui ont lancé Les Dévalideuses en se trouvant via les réseaux sociaux, sans s’être encore toutes rencontrées. « Je suis proche des luttes féministes et antivalidistes, mais pas engagée dans un mouvement militant. Les répondantes n’avaient pas, pour la plupart, d’expérience militante mais l’envie d’agir, des complémentarités d’expérience. Et dans le milieu du handicap, le militantisme est assez récent. La place est monopolisée par des grosses associations dirigées par des proches, des familles, dans le but de guérison, de pallier. C’est un esprit qui ne nous correspond pas, moins politique. L’une de nos luttes porte sur la désinstitutionalisation, pour s’approprier le pouvoir. » Un angle d’attaque qui va les conduire à investir les luttes féministes pour que les femmes handicapées s’approprient ce combat en y apportant leurs spécificités. Actuellement, les organisations féministes ignorent cette problématique comme en témoigne la toute récente enquête de #NousToutes sur le consentement des femmes à l’acte hétérosexuel : ni dans la présentation ni dans les données brutes des 100.000 participantes n’apparaissent les spécificités liées aux handicaps, alors qu’ils ont de multiples conséquences (en matière d’autisme notamment) et leur absence du débat n’incite pas à peser sur les lacunes des politiques publiques.
Bémol : Les Dévalideuses n’acceptent que les femmes, ainsi que les transsexuels, mais pas les hommes fussent-ils handicapés… Comment, dès lors, penser et agir pour une société inclusive et respectueuse en excluant d’emblée la moitié du genre humain ? De même, elles ont peu identifié les autres organisations et activistes qui agissent contre le validisme toujours dominant. « On a été bien accueillies dans les milieux féministes. On verra avec le temps si des organisations voudront travailler avec nous. On a également des relations avec le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE) et le Collectif pour la Liberté d’Expression des Autistes (CLE autistes), on va collaborer. Les réseaux sociaux sont une mine pour nous, pour rentrer en relation avec des gens qui proposent des collaborations, souhaitent nous rejoindre. » Côté pensée politique, c’est du côté des Etats-Unis et leurs disability studies que Les Dévalideuses puisent dans un premier temps, dont le récent concept d’intersectionnalité. « Il enrichit la réflexion pour créer des ponts, découvrir des situations similaires, complémentaires, et aller plus loin qu’en restant sur ses propres problèmes. » Par exemple, les convergences entre ségrégation raciale et institutionnalisation des femmes handicapées. Ou entre la défense des animaux et le droit des êtres handicapés à une vie digne tels qu’exposés par l’artiste végane américaine Sunaura Taylor dans son essai « Braves bêtes » (lire l’actualité du 31 décembre 2019). « Le pont entre féminisme et antivalidisme n’existe pas en France. On est soumises à la normalité, l’apparence la moins dérangeante, infantilisées, on nous coupe la parole, on est victimes de violences en tant que femme et que personne handicapée, et au contrôle de notre sexualité. On veut devenir visibles à la fois dans les milieux féministe et du handicap, faire de la pédagogie de façon joyeuse et détendue sur tous les sujets liés au handicap. On a adopté des résolutions antivalidistes en janvier pour initier le public, parce que la notion est assez nouvelle. On va maintenant les décliner sous un autre format. »
Les Dévalideuses espèrent faire émerger une crip culture, développée dans les milieux anglosaxons depuis le début des années 1970, travailler sur l’histoire des populations handicapées, les personnalités qui ont marqué les luttes, avoir des modèles (de type role-model anglosaxon, pas « les superbes leçons de vie » à la française). « Il est difficile de se construire sans image et représentation, concède Céline Extenso quand on évoque le film Intouchables. Ce film est principalement destiné aux valides, et fait par des valides. Dans les fictions, c’est toujours un peu le même schéma, cliché, la personne handicapée riche alors que la majorité est sous le seuil de pauvreté, malheureuse avec un gentil valide qui vient l’éclairer. Nous, on veut présenter la vie réelle des personnes handicapées. On est capables d’aller de l’avant par nous-mêmes. Il y a surement un problème global, mais aussi le fait que sur le handicap il existe peu d’oeuvres, qu’il n’y a pas de plan B. Alors que pour les valides, le champ est beaucoup plus large. On n’est pas là pour déclarer la guerre, mais la crip culture est totalement inexistante en France, on va y travailler. L’identité handicapée, il ne faut pas la voir comme quelque chose qui enferme, on est d’une identité sociale, sexuelle, culturelle. Savoir que des gens vivent une expérience similaire, qu’il y a ce lien quelque part, on peut en parler, et les valides n’ont pas cette expérience et ont plus de mal à comprendre. »
Le concept de validisme est pourtant refusé par les dirigeants des grosses associations et les décideurs, dont la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, avait asséné sur 20 Minutes le 18 novembre 2018 : « C’est un mot que je ne connais pas et qui, à mon avis, n’a pas lieu d’être »; et d’enfoncer le clou dans un tweet sur son refus de « l’opposition de deux mondes, celui des valides et des non-valides ». Pour elle, pas d’oppression. « J’ai ressenti beaucoup de tristesse pour une personne qui est censée travailler pour nous, déplore Céline Extenso, une méconnaissance des personnes handicapées par des décideurs politiques. On ne peut pas avancer avec des gens qui ne réfléchissent pas à nos problèmes, aux mécanismes qui agissent sur nos vies, et posent des solutions-pansement sans chercher plus loin. » C’est ce qui motive ce collectif : faire de la politique, au sens étymologique qui concerne le citoyen : « Les positions clés sont indispensables, mais une seule personne handicapée face à une grosse machine, ça ne suffit pas. Et ce n’est pas aussi un brevet d’humanité, parce qu’on baigne dans un monde validiste depuis la naissance. On espère être moins validistes que d’autres, ce qui n’est pas évident, au fil de la maturité on apprend à s’en défaire, mais nous aussi on a un travail à faire là-dessus : des personnes handicapées peuvent passer des messages qui finalement renforcent le validisme. Il faut agir sur tous les niveaux, ça ne se fait pas en un clin d’oeil, on est exigeantes et on ne laissera rien passer, tout en restant conscientes du chemin à parcourir. »
Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2020.