L’émoi est grand depuis six semaines au foyer Larnay Sagesse de Biard (Vienne), qui reçoit en long séjour des personnes sourdes, sourdes aveugles ou aveugles avec handicaps associés. Mi-janvier, six employés sourds, dont cinq animateurs, se sont vus déclarer inaptes à la conduite automobile dans le cadre professionnel par le médecin du travail. Lequel est revenu sur sa première décision, fin février, en demandant des aménagements sur les véhicules conduits par les travailleurs sourds : les fourgons de neuf places destinés au transport des personnes devront être équipés d’un rétroviseur intérieur panoramique pour surveiller les passagers, et ils ne pourront plus transporter que sept résidents au lieu de huit, le médecin du travail exigeant deux professionnels accompagnants.
Bruno Leroux, qui travaille dans l’établissement depuis 17 ans comme animateur, constate qu’il ne lui sera plus possible de conduire tout le groupe dont il a la charge : il devra nécessairement laisser une personne en dehors d’une activité. D’autres adaptations exigées par le médecin du travail concernent le fourgon tôlé utilisé pour l’entretien des espaces naturels, qui devra être équipé de vitres latérales. « C’est incompréhensible, poursuit Bruno Leroux, le véhicule transporte des outils, des troncs d’arbres, des branchages, s’il y a des parois vitrées ça sera dangereux. ». Avec sa collègue Marie-France de Beaulieu, il explique que ces propositions sont mal vécues par les employés, elles leur apparaissent inadaptées et stigmatisantes parce qu’elles mettent les Sourds à part.
Pourtant, les salariés sourds de Larnay Sagesse n’ont jamais eu précédemment de problèmes avec la médecine du travail. Et la compagnie d’assurances de l’établissement est informée qu’il y a des conducteurs sourds. Marie-France de Beaulieu a eu l’impression que l’actuel médecin du travail semblait découvrir que les Sourds conduisaient ! Et même si la direction de l’établissement accepte de procéder aux aménagements nécessaires, le traitement particulier que la médecine du travail impose à certains employés sourds risque de peser sur leur avenir professionnel. Les salariés concernés ont formé un recours devant la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE), invoquant le fait qu’ils aient été examinés sans interprète en langue des signes, ce qui ne leur permettait pas d’exprimer leurs capacités professionnelles auprès du médecin du travail.
Car le maintien dans l’emploi est tout le problème. Au-delà du goût, de plus en plus en rare, chez les Sourds comme chez les entendants, pour la « belle bagnole » le permis est d’abord une obligation professionnelle dans de nombreux métiers (bâtiment, restauration, etc.). Posséder le permis est donc un besoin fondamental, ainsi qu’une condition de l’insertion sociale et professionnelle des personnes sourdes, d’autant qu’elles connaissent déjà de fortes difficultés pour trouver un emploi (il y a deux fois plus de chômeurs chez les Sourds que chez les entendants).
Après la seconde guerre mondiale, les personnes sourdes ou devenues sourdes n’avaient pas le droit de conduire. Mais les devenus sourds se gardaient bien de rendre le précieux sésame ! Quant aux Sourds, certains passaient le permis en Algérie, à l’époque colonie française, où les conditions étaient plus souples, les routes moins encombrées et les examinateurs moins regardants… A la suite d’une action des associations et de diverses études qui concluaient à l’absence de dangerosité particulière des Sourds, le droit de passer le permis leur fut enfin accordé par arrêté du 3 août 1959. Depuis, des centaines de milliers de personnes sourdes ou malentendantes conduisent sans difficulté.
Les textes d’application de la loi 2005-102 n’ont fait que confirmer la précédente réglementation qui a été révisée par l’arrêté du 21 décembre 2005 fixant les incapacités incompatibles avec l’obtention du permis de conduire :
– groupe léger, permis A, B, E (B – Remorque d’un PTAC de plus de 750 kg) : autorisé, après avis spécialisé si nécessaire, même pour les surdités profondes sans gain prothétique;
– groupe lourd, permis C, D, E (C et D) : autorisé pour les déficiences auditives modérée ou moyenne, incompatibilité pour les déficiences auditives sévère ou profonde.
Ainsi la conduite des poids lourds et des transports en commun est-elle interdite aux Sourds. Elle est permise, dans certains cas, aux malentendants. En revanche la conduite des automobiles et motocyclettes est permise aux Sourds et malentendants même avec une surdité profonde non appareillable selon une réglementation constante depuis cinquante ans. Selon le Docteur Thérèse Buret, qui exerce à Paris, cette réglementation est la seule qui s’impose au médecin du travail. Ce qui peut faire problème pour certaines personnes, ce sont les troubles de l’équilibre provoqués par des maladies comme celle de Ménière, qui rend malentendant et s’attaque aussi aux organes de l’équilibre. Pour autant il ne faut pas tomber dans l’excès, assez fréquent, de croire que tous les sourds ont des troubles de l’équilibre : certains font de la moto, du ski, de la planche à voile. Leur efficience visuelle compense largement leur surdité.
Cependant, l’article 77 de la loi 2005-102 a modifié les conditions de passage de l’examen pour les personnes sourdes. En effet, de longue date, éducateurs et professionnels ont constaté de nombreux échecs à l’examen théorique (Code). Cet examen suppose une excellente maîtrise de la langue française, de ses images, des tournures parfois elliptiques, des façons de parler. Or, le français est difficile à maîtriser pour les nés-sourds ou devenus-sourds jeunes qui pratiquent la langue des signes. Le législateur a considéré qu’il n’était pas nécessaire de maîtriser la langue française (sinon aucun permis ne serait valable dans les pays étrangers dont, entendants comme Sourds, la langue est ignorée) et prévu l’organisation d’examens spécifiques pour les personnes sourdes avec présence d’interprètes en langue des signes. Ces dispositions confirment, s’il en était encore besoin, que la loi n’interdit nullement aux sourds de conduire; au contraire, elle leur facilite les choses.
Un effet de l’audicentrisme ? Que des personnes sourdes puissent conduire surprend énormément les entendants qui supposent, sans y réfléchir, qu’il faut entendre. C’est une idée reçue entachée d’audicentrisme, attitude qui consiste à juger les Sourds avec des critères d’entendants. Les médecins connaissent bien les aspects médicaux de la surdité, la déficience auditive, mais ils ignorent l’aspect social des surdités, les compétences et capacités compensatrices développées par les Sourds. Et pour cause, l’enseignement de l’accessibilité qui étudie, notamment, les situations de handicap et les moyens d’y remédier, n’en est qu’à ses débuts (en application de la loi 2005-102) et ne figure pas encore au cursus des médecins. Ainsi, lors des commissions de la COTOREP, nous avons dû reprendre de nombreux médecins qui s’exclamaient : « Mais il ne peut pas conduire, il est sourd ! ».
Et pourtant, si on veut bien y réfléchir un instant, quid de l’audition d’un automobiliste ? Enfermé dans une boîte en tôle vitrée, soumis aux bruits du moteur, du roulement, du vent et, souvent, de l’autoradio, tous les conducteurs sont malentendants ! Et, à partir d’une certaine vitesse, ou si l’autoradio est assez fort, ils sont sourds ! Le sens majeur pour conduire n’est pas l’audition, mais la vue. Selon la première campagne de la Prévention routière, souvent reprise : « Au volant, la vue c’est la vie ! ». Or, s’ils ne voient pas mieux, il est bien connu que les Sourds développent une excellente analyse de leur champ visuel, en particulier en périphérie, ce qui leur permet de détecter très tôt un évènement et de l’anticiper. Ainsi ce sont les sourds qui seraient en droit de s’étonner : comment les entendants font-ils pour conduire en étant rendus momentanément sourds, ce qui n’est pas leur état normal ?…
Marc Renard, Président de l’association 2-AS,
Laurent Lejard, mars 2009.