Pour la troisième fois en quinze ans, l’accessibilité des sites Internet de l’État, des administrations et des services publics est régie par une obligation qui se veut, cette fois, contraignante. La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018 et son décret d’application du 24 juillet 2019 imposent d’élaborer et publier sur chacun des sites web concernés un schéma pluriannuel et une déclaration d’accessibilité comportant des mentions obligatoires. Cette dernière doit être déposée par téléservice auprès de la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS) qui est l’autorité compétente pour contrôler et garantir le respect de la loi. Cette formalité est obligatoire depuis le 23 septembre 2019 pour les sites web créés après le 23 septembre 2018 et depuis le 23 septembre 2020 pour l’immense masse des plus anciens. Sauf que le téléservice n’a pas été élaboré et qu’aucun contrôle d’effectivité n’est possible. La 3e législation sur l’accessibilité numérique connaitra-t-elle le sort de celles du 11 février 2005 et de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 ?
En présentant le 21 septembre la mise en oeuvre de cette obligation d’accessibilité, la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques (sic), Amélie de Montchalin, et la secrétaire d’État aux Personnes handicapées, Sophie Cluzel, ont annoncé une période d’observation d’au moins six mois, pour apprécier l’évolution d’un immense chantier au périmètre inconnu : personne ne sait en effet définir le champ d’application de la loi étendu d’ailleurs aux entreprises réalisant plus de 250 millions d’euros de chiffre d’affaires, et par conséquent estimer le nombre de sites web concernés. « Le téléservice et le contrôle vont être déployés dans une deuxième étape, précise le cabinet de Sophie Cluzel, avec la mise en place du dispositif du contrôle et de sanction en réunissant plusieurs acteurs de l’État, dont la DINUM qui doit apporter son expertise. » S’il est réalisé tant le chantier est présenté comme complexe, ce téléservice aura bien deux à trois ans de retard sur l’obligation.
Mieux encore, on constatait la même semaine une carence dans le qui-fait-quoi en matière de contrôle d’effectivité. « Je vous propose d’insister auprès de la DINUM et de son directeur car ce n’est pas au cab SEPH de vous répondre sur ce point qui LES concerne directement », répondait le 23 septembre le cabinet de Sophie Cluzel. Deux jours plus tard, la porte-parole de cette Direction Interministérielle du Numérique (DINUM) renvoyait… vers le SEPH : » La responsabilité de la politique du handicap relève du SEPH. La DINUM n’est pas compétente sur la question du contrôle et des sanctions que vous évoquez. Je vous invite donc à vous rapprocher du cabinet de Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées. » Retour à ce cabinet et plates excuses, c’est bien le SEPH et la DGCS qui sont compétents, DGCS sur laquelle Sophie Cluzel a « autorité » depuis son entrée au Gouvernement, en mai 2017. Pourtant, rien n’est en place, et pour une bonne raison : on sait que la DGCS ne veut pas s’occuper du contrôle de cette accessibilité numérique qu’on lui a fourguée. De là à penser que l’arbitrage interministériel lui en a attribué la charge pour que ce chantier n’aboutisse pas…
Parce qu’on peut faire un parallèle avec le dynamitage par le gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault de l’accessibilité du cadre bâti et aux transports, en septembre 2014 : report de l’obligation pendant plusieurs années contrôlée par le dépôt obligatoire en Préfecture avant le 26 septembre 2015 d’un calendrier de travaux (Agenda d’Accessibilité Programmée Ad’Ap) sous peine de sanctions financières versées à un Fonds d’accompagnement de l’accessibilité universelle géré par la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie. L’affaire a été liquidée en cinq ans.
Tout d’abord, la date-butoir de dépôt des Ad’Ap est devenue théorique, repoussée au 31 mars 2019. Ensuite, le chiffrage du nombre d’établissements concernés a été « politiquement » réduit de moitié de deux millions à un seul, comme le reconnaît en confidence la Déléguée Ministérielle à l’Accessibilité, pour montrer que la quasi-totalité était en règle ou en passe de l’être. De son côté, la CNSA invoquait le 4 mai 2017 l’absence du décret réglant la gestion financière et comptable du Fonds d’accompagnement de l’accessibilité universelle. Nouveau Président de la République quelques jours plus tard mais continuité dans la destruction de ce chantier avec la suppression du Fonds d’accessibilité le 8 novembre 2018 à la demande de Sophie Cluzel. La même qui reporte à plus tard le contrôle par son administration de l’accessibilité des sites web et les sanctions applicables en cas de manquement. Son attitude est d’ailleurs totalement logique : les sanctions prévues par la loi de 2016 devaient être versées au Fonds d’accompagnement de l’accessibilité universelle qu’elle a fait supprimer par le Parlement. Au passage, l’État s’est assis dans cette affaire sur une recette annuelle d’au moins un milliard d’euros par an !
L’actuelle secrétaire d’État aux personnes handicapées s’est également maintes fois répandue en déclarations sur l’incitation plutôt que la contrainte, en matière d’emploi notamment, le seul domaine dans lequel l’obligation de résultat survit encore : vous employez 6% au moins de travailleurs handicapés, ou vous payez une compensation financière aux deux Fonds pour l’insertion professionnelle des secteurs privés ou publics. Fonds qui étaient menacés par le gouvernement de liquidation en juillet 2019. L’accessibilité numérique est décidément mort-née…
Rions un peu :
– Les deux ministres Amélie de Montchalin et Sophie Cluzel ont récemment publié au Journal Officiel une circulaire aux autres ministères, non datée mais qui détaille les modalités de mise en oeuvre de l’obligation. On y lit notamment « Le schéma pluriannuel et le plan d’action de l’année […] sont publiés dans un format accessible ». Publiée au format PDF image, la circulaire n’est, elle, pas accessible !
– « Nos services publics se doivent d’être exemplaires en termes d’accessibilité numérique aux personnes en situation de handicap », proclamait le 21 septembre la ministre Amélie de Montchalin. Son ministère et plateforme numérique d’information ne le sont pas : absence de mention de conformité accessibilité sur la page d’accueil, de déclaration, de schéma pluriannuel et de référent identifié.
– En revanche, le Premier ministre est en règle, il affiche clairement en bas de la page d’accueil du site gouvernement.fr : « Accessibilité : non conforme » et présente une déclaration rédigée en conformité avec la réglementation, le schéma pluriannuel, les plans annuels d’accessibilité et le contact du référent accessibilité.
– Celui de la Présidence de la République est en infraction : pas de mention en page d’accueil, page Accessibilité présentant une déclaration incomplète basée sur le précédent référentiel, sans schéma pluriannuel ni plan annuel.
– Chargée d’apporter son expertise, la Direction interministérielle du numérique (DINUM) ne respecte pas davantage les règles : pas de déclaration d’accessibilité, schéma pluriannuel et plan annuel publiés en PDF image inaccessibles.
– Gardons le meilleur pour la fin : au secrétariat d’État aux Personnes handicapées, pas de mention sur la page d’accueil et la rubrique Accessibilité est celle de l’ancien site web du ministère de la Santé et des solidarités du gouvernement Valls, en 2016-2017 ! Une lacune plutôt gênante pour l’autorité qui est chargée de sanctionner les manquements puisque « La sanction administrative […] est prononcée par le ministre chargé des personnes handicapées ». Sophie Cluzel va donc devoir s’infliger à elle-même une sanction de 20.000 euros !
Laurent Lejard, octobre 2020.