Avec plus de 800 spectacles, Avignon Off reste le grand rendez-vous annuel des amateurs de tous les théâtres. L’édition 2006 marque une plus grande visibilité des comédiens handicapés et de la thématique « handicap » dans les pièces représentées.
Philippe Sivy est un habitué d’Avignon Off, il y fit ses apprentissages en 2000 et s’y est produit depuis à maintes reprises. Cette année, c’est dans une pièce écrite par Bernard-Marie Koltès qu’il a brillé, Dans la solitude des champs de coton (Théâtre La Soufflerie, pièce créée en octobre 2003 à Amiens). Le metteur en scène Nicolas Derieux a eu l’excellente idée de situer l’action dans une voiture, augmentant encore l’effet d’oppression du huis clos voulu par l’auteur. Sivy, c’est le dealer, celui qui conduit; à son côté, Alexis Tripier (le client) a bien du mal à canaliser les assauts de son convoyeur, qui l’avalerait tout cru s’il le pouvait ! Mise en scène et interprétation laissent au spectateur de larges latitudes de perception du propos, entre séduction homosexuelle, dénonciation des inégalités sociales ou du racisme, une approche ouverte d’un texte riche et fort. Et une joute verbale tendue à l’extrême, servie par un Sivy en grande forme, jouant de toutes les nuances du texte et de sa diction parfaitement conduite et maîtrisée, une grande réussite que l’on espère voir tourner en France et ailleurs. Avec au rideau final une surprise que certains spectateurs ont curieusement interprété, estimant « dur » que l’on fasse asseoir Philippe Sivy dans un fauteuil roulant lors des saluts !
La réflexion philosophique d’Alexandre Jollien, Éloge de la faiblesse, a été adaptée pour la scène à la demande du Théâtre Vidy de Lausanne (Suisse) par Charles Tordjman : « J’ai eu un accident, j’ai passé huit mois en fauteuil roulant. Ma femme, puis le directeur du Théâtre Vidy, m’ont mis l’ouvrage d’Alexandre Jollien dans les mains. Je l’ai reçu comme une grande responsabilité, alors que je commençais à en avoir ras-le-bol de mon handicap ». Sur scène, on retrouve le texte qui nous avait enchanté lors de sa publication, servi dans sa chronologie : Alexandre converse avec Socrate, qui l’interroge sur sa vie, ses rencontres et les enseignements qu’il en a tiré pour débuter son métier d’homme. Passées les premières minutes, Robert Bouvier (Alexandre) cesse de simuler les séquelles d’une infirmité motrice cérébrale; après tout, nous sommes au théâtre et le récit, parsemé d’humour caustique, parfois cynique, se suffit à lui-même. Autour d’un Alexandre immobile, un (très) jeune Socrate (Yves Jenny) joue l’acrobate, escaladant un décor efficace qui concentre l’attention du spectateur sur les comédiens, mais s’emmêlant parfois dans le drap qui lui sert de toge. On regrettera que l’humour grinçant d’Alexandre Jollien tombe parfois à plat dans l’interprétation de Robert Bouvier, probablement du fait d’une mise en scène un peu trop distanciée et d’une approche sérieuse (« Suisse » ?). Malgré ces réserves, souhaitons à cette adaptation, dont c’était la création française, de tourner sur de nombreuses scènes, le propos étant clairement et utilement servi.
On est en revanche sorti déçu de la causerie philosophique d’Alexandre Jollien, le 12 juillet, devant un parterre d’une quinzaine de festivaliers. Là où l’on attendait une mise en perspective de la pensée du jeune apprenti philosophe dans la société qui est la nôtre, nous n’avons entendu qu’une suite pontifiante de références à de grands penseurs, simple dissertation verbale d’un auteur par ailleurs critique à l’encontre de l’adaptation théâtrale de son texte : « Je ne l’aurais pas fait comme cela », a-t-il affirmé à plusieurs reprises, ajoutant « mais tant mieux, à chacun son métier ». Et quand on lui demande ce que sont devenus ceux qu’ils fréquenta en institution, et chez lesquels il puisa sa force dans leur extrême faiblesse, Alexandre Jollien ne peut que répondre qu’il n’en sait rien : « En quittant l’institution, j’ai voulu tourner la page », confie-t-il. Tout est dit…
Il y a toujours de l’espoir, de l’amour, même dans la vie la plus sombre : cette proclamation de foi dans l’Humanité est l’œuvre de Jean Verdun, auteur de « Tibi, ou Mieux que nos pères » (Compagnie du 3e Oeil), écrit après les attentats du 11 septembre 2001, alors que des États qui se proclament démocratiques se claquemuraient et se dotaient de législations liberticides, faisaient la guerre à des populations entières livrées depuis à la barbarie et aux pouvoirs autoritaires, comme en Afghanistan ou en Irak. Dans ce monde, Jean Verdun place un homme qui a construit son petit univers dans la misère qui est la sienne : dans un pays non défini, mais qui pourrait être le nôtre, Tibi (Bruno Netter) est un maître de cérémonie, il procède au moyen de quelques oripeaux aux enterrements des pauvres vivant dans le Cloaque, bidonville géant, assassinés par la police ou les milices, ou morts de faim, de maladie. A la faveur d’une expulsion, il rencontre Mara (Monica Companys), la mère de l’enfant qu’il vient d’enterrer, elle est seule, il l’a recueille et en fait son « assistante ». Ils apprennent à vivre ensemble, se tolérer, s’accepter, s’aimer enfin. Bruno Netter et Monica Companys livrent une performance physique et suscitent émotions et réflexion sans tomber dans la sensiblerie. Si le dispositif scénique semble un peu chargé (beaucoup d’accessoires) l’action concentrée autour d’un réverbère génère ce sentiment d’un monde refuge créé par Tibi, et dans lequel il accepte Mara. Autour d’eux, le vide du plateau nous semble pourtant grouiller de gens, les habitants du bidonville, et les touristes qui assistent aux enterrements moyennant quelques pièces qui nourrissent la communauté. Tibi, un texte salutaire, bien servi, à voir absolument.
Après une première expérience en 2005, avec deux textes courts, difficiles et forts, Nicolas Brimeux et la Troupe du Globe sont revenus à Avignon, cette fois pour toute la durée du Festival. Ils jouent Beckett, « Premier amour », son premier texte en français qu’ils ont adapté pour la scène. Le plateau est vide, le comédien face à son public; à ses côtés Bernard Demesttre intervient ponctuellement. « Premier amour est un éloge de la tentative et de l’expérience », commente Nicolas Brimeux, qui rappelle que Samuel Beckett a expérimenté tout au long de son travail. Impressions contrastées à l’issue du spectacle : huis-clos envoûtant pour certains spectateurs, trop grande proximité avec le comédien pour d’autres, dans le récit parfois pervers d’un amour infiniment égoïste. Si Nicolas Brimeux déploie toujours un immense talent oratoire, l’exiguité des lieux semble avoir quelque peu altéré la « chorégraphie » de sa prestation. A revoir, donc dans une salle plus vaste !
Les amateurs sont nombreux à Avignon, et viennent parfois de loin, telle la compagnie Signes en scène (Île de La Réunion, lire cet article). Composée de sourds et d’entendants, elle présentait Signe d’amour, une pièce dont le texte a été élaboré en commun et conte un aspect de leur cohabitation parfois conflictuelle : une jeune femme sourde qui vit chez ses parents, Lise (Elise Vedder), veut faire du théâtre. Son père (excellent Jean-Jacques Guerrini), également sourd, s’y oppose puis finit par accepter sous la pression de la mère entendante (Cathy Guerrini). Lise suit des cours auprès d’un professeur (Philippe Borel) qui tombe sous son charme, mais c’est auprès d’un directeur de théâtre, Henry (André Morin), qu’elle croisera l’amour. Drame : il n’est pas sourd, le père ne veut pas de cette liaison, il dissimule les lettres qu’Henry envoie à Lise, oubliant que lui, sourd, a jadis épousé par amour une entendante ! Famille et amis viendront à bout de l’opposition paternelle, qui ouvrira enfin son esprit quand son futur gendre lui parlera dans une langue des signes qu’il a commencé à apprendre. Signes en scène, dont c’est la première création, délivre dans cette pièce un message de main tendue entre deux mondes qui s’ignorent trop souvent. Au-delà des maladresses et des faibles moyens inhérents à une troupe amateur, Signe d’amour montre les peurs et les angoisses engendrées par les difficultés de communication et l’enfermement qu’elles génèrent que ce soit chez les sourds ou les entendants.
Que dire, en revanche, de Rictus (Compagnie de l’Autre Part), pièce d’Élie Briceno dont plusieurs textes étaient représentés à Avignon. Pas grand-chose : on se retrouve piégé par une troupe alibi dans laquelle huit comédiens handicapés mentaux servent de faire valoir à trois valides qui portent comme ils le peuvent le texte et l’action; une approche d’un autre temps. Et l’on sort perplexe de ce que l’on se voit démontrer tant le propos de Briceno est d’un pessimiste à la limite du caricatural : un personnage secoue le joug ordonné d’un système dictatorial dans lequel les gens ne manquent de rien, suscitant une révolution libertaire qui se conclut dans l’anarchie et la violence. Passons…
Légère déception, enfin, pour l’adaptation servie par Lupe Velez de la vie de Frida Kahlo, « Attention peinture fraîche » (Compagnie Entrée des Artistes). Si l’engagement de la comédienne, qui joue de ses nombreux talents, est total, la compréhension de la pièce nécessite de bien connaître la vie de la célèbre peintre mexicaine tant flash-back et raccourcis rendent difficile la compréhension du parcours torturé de l’artiste. Dommage.
Laurent Lejard, août 2006.