L’honorable Lise Thibault (tel est son titre officiel) est originaire d’un village des Laurentides. Tout d’abord enseignante, elle devient par la suite journaliste; son engagement auprès des femmes et des populations défavorisées lui a valu de participer à l’administration de plusieurs organismes caritatifs ou sociaux. Elle a notamment dirigé l’Office des personnes handicapées du Québec en 1992-1993. Lise Thibault a été victime durant son adolescence d’un accident de luge, dont les séquelles et l’aggravation l’ont conduite à se déplacer en fauteuil roulant après la naissance de son deuxième et dernier enfant. Depuis 1997, elle est Lieutenant-Gouverneur du Québec.
Question : Vous avez eu, tout au long de votre vie, un fort engagement communautaire…
Lise Thibault : Les autres m’ont toujours intéressée. Dès l’enfance : soeurs, voisins, grands-mères… J’avais besoin de l’autre comme j’avais besoin de respirer !
Question : Avant même la survenue de votre handicap ?
Lise Thibault : Oui. Mes parents étaient hôteliers – je suis l’aînée de quatre enfants – nous étions pensionnaires. À sept ans, je faisais les tresses de mes soeurs, j’aimais contribuer, aider le personnel durant les vacances, alléger leur tâche en apportant une présence d’enfant.
Question : Mais entre cette présence et une militance féministe, il y a une différence…
Lise Thibault : J’ai suivi des études pour devenir enseignante, puis je me suis retrouvée en fauteuil roulant à l’âge de 25 ans. Chez nous, la présence des parents à l’école est importante, il n’y a pas meilleure source pour comprendre la présentation de nouvelles méthodes d’enseignement et d’approche des enfants. Bien des mères ressentaient un besoin d’appartenance : nous vivions alors à Laval, ville nouvelle de la banlieue de Montréal. Les familles venaient de partout dans la province, un peu comme des immigrants qui doivent s’intégrer dans un nouveau milieu. Je me suis intéressée à ces femmes, voilà pourquoi j’ai fondé, au début des années 1970, le Club des Femmes d’Aujourd’hui. Quinze mois après, il y avait 500 adhérentes, et j’ai ouvert les rangs aux conjoints et aux familles. J’étais inquiète : quand les mères s’inscrivaient à des cours de droit, à des ateliers culturels ou de loisirs, participaient à des tables rondes et à des comités pendant que les pères, le soir gardaient les enfants; ma crainte était que le fossé se creuse entre les hommes et les femmes, qu’il n’y ait plus de point de rencontre. Mon féminisme n’était pas orienté politiquement, il épousait de nouvelles situations et tentait d’amener ces femmes, issues d’une éducation très traditionnelle, vers une nouvelle réflexion. Elles n’avaient pas rêvé d’être sur le marché du travail, n’avaient jamais pensé devoir conjuguer vie personnelle, professionnelle, familiale et sociale. C’est à cette époque qu’ont été adoptées les lois sur l’avortement et le divorce. Il fallait influencer les gouvernements sur notre façon de voir et de rêver l’avenir.
Question : Vous étiez alors handicapée motrice. Comment avez-vous été reçue par les autres femmes et par vos interlocuteurs institutionnels ?
Lise Thibault : Je n’ai jamais voulu faire partie d’un mouvement de personnes handicapées. J’ai souhaité être une femme – avec une limitation motrice – parmi d’autres femmes. Tous les humains ont leurs limitations. 99% de mes préoccupations étaient les mêmes que celles des autres membres du Club des Femmes d’Aujourd’hui. Dans notre société, les femmes ont toujours été plus promptes que les hommes à apporter du réconfort et du soutien. Quand j’avais besoin de me déplacer, elles venaient me chercher comme elles allaient en chercher d’autres qui étaient sur leurs deux jambes. À force de me côtoyer, celles qui ressentaient de la gêne se sont détendues. Je pense que la personne handicapée doit agir comme un témoin.
Question : Ce handicap ne vous a pas empêchée de vous réaliser…
Lise Thibault : Vous savez, rendue à 66 ans, je suis encore en service 7 jours par semaine, je parcours 150 000 km par an pour faire plus de 800 rencontres avec des citoyens de toutes conditions, je lis 7 quotidiens, 8 hebdomadaires internationaux, une centaine de lettres par jour ! On peut percevoir le vieillissement comme limitatif, mais pas comme une période de la vie durant laquelle on se permet d’être désengagé, de ne plus être un citoyen actif.
Question : Vous êtes, depuis 1997, Lieutenant-Gouverneur du Québec, première femme et première personne handicapée à occuper cette fonction…
Lise Thibault : En effet, depuis Franklin Delano Roosevelt, qui a traversé la Grande Crise et la 2e Guerre mondiale en tant que président des États-Unis de 1933 à 1945, je suis la première personne handicapée à occuper une fonction aussi élevée. C’est le premier ministre du Canada [Jean Chrétien à l’époque NDLR] qui a proposé ma nomination à la reine d’Angleterre. Ceci résulte en partie de mon engagement en faveur des femmes. Je m’étais donné comme objectif de traiter la plus grande diversité de questions. Il me fallait être bien informée pour conseiller et orienter les femmes qui s’interrogeaient sur leur nouveau rôle dans la société. Cela m’a conduit à m’investir en politique, à siéger dans des Commissions pour influer sur l’élaboration des lois. Le Lieutenant-gouverneur d’une province, de même que le Gouverneur général du Canada, ne sont pas élus. Ce sont des chefs d’État nommés, ce qui représente un avantage extraordinaire : nous sommes au-dessus de la politique !
Question : Et justement, comment les hommes politiques québécois ont-ils réagi à votre nomination ?
Lise Thibault : En 1997, cette nomination féminine a été accueillie par le premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, comme rafraîchissante ! Il est certain que c’est l’individu qui fait l’institution : on juge la France par son président et son premier ministre. De même, chez nous, on apprécie les institutions par les gens qui les portent.
Question : Quel regard portez-vous sur l’évolution de la place des personnes handicapées au Québec ?
Lise Thibault : J’ai beaucoup voyagé et je pense que le Québec est à l’avant-garde. On le doit à la ténacité, au savoir-faire et au savoir être du milieu associatif qui fait en sorte que la société moderne puisse profiter des expériences vécues par ceux qui ont souffert, se sont relevés et ont osé. Même s’il se produit encore des situations délicates, comme par exemple lors de l’inauguration récente d’un jardin public : l’architecte n’avait pas conçu une accessibilité adéquate pour les personnes à mobilité réduite et les autorités n’avaient rien remarqué. C’est dire l’importance du milieu associatif et des citoyens qui doivent agir sans ériger de barrières. S’il y avait eu une personne handicapée au Conseil municipal de cette ville, ou dans le comité des loisirs, il n’y aurait pas eu ce problème, lequel a finalement été résolu de manière élégante, sans manifestation ni protestation. C’est par le partenariat que l’on fait avancer les choses. C’est important pour ceux qui ont besoin que l’on s’ouvre à la réalité de leur condition.
Question : Quelle leçon tirez-vous de votre expérience ?
Lise Thibault : Quand on décide d’arrêter de voir ce que l’on n’a plus, et qu’on fait l’inventaire de ce qui reste, on s’aperçoit que la deuxième liste est beaucoup plus longue que la première. On le doit à ceux qui, par leur propre expérience de vie, ont acquis une sensibilité qui les a ouvert aux autres. Ils ont déblayé le chemin et fait avancer la vie.
Propos recueillis par Laurent Lejard, septembre 2005.
L’honorable Lise Thibault a créé une fondation qui porte son nom, et qui soutient des actions en direction des personnes handicapées ou malades. Elle a notamment financé un programme de recherche universitaire en « humanisation des soins à la personne » et l’équipement d’une trentaine de stations de skis en fauteuils et engins de ski assis.
PS : Lise Thibault a purgé en 2016 trois mois de prison, sur les 18 de sa condamnation pour diverses malversations commises pendant son mandat de lieutenant-gouverneur (lire l’actualité du 10 février 2007 et du 30 septembre 2015).