Une jeune femme s’efforce de chanter un tube de Madonna, une cantatrice interprète un air de Puccini mais le son se fige, un sourd tente un karaoké sur une chanson populaire. Filmées en vidéos, ces trois scènes ont été réalisées par une artiste sourde, la vidéaste Céline Trouillet. Elle confronte le langage dans sa forme la plus évoluée, le chant, avec la difficulté des sourds à le pratiquer, à le mimer parce que l’intégration passe encore par le respect de certains rites sociaux. Céline Trouillet, dont le travail a été exposé dans de nombreuses manifestations d’art contemporain en France et en Europe, présente elle- même ses vidéos dont la dernière, Song n°3, lui a récemment valu un prix décerné par la ville de Colmar.
« Mon travail traite de la communication corporelle et de l’échange entre le spectateur et l’acteur, par des jeux de langage, des jeux de regard et des comportements extrêmes. En modelant la conscience quotidienne dans un cadre intime et narratif, j’affecte l’approche de toute une gamme de problèmes d’identité et de communication sociaux actuels. J’exprime ma vision de la société jusque dans le fonctionnement même du corps et des sens de l’homme, que je lie toujours avec la complexité de la vie. Il y a conflit entre nos instincts animaux et le comportement social qui nous a été inculqué, et mon travail joue aussi sur la tension entre ces deux forces et ma frustration face à la condition humaine ».
« Dans Dance n°1 [1999, musique de Zhi Vago, Celebrate the love] une bouche isolée du corps et surdimensionnée mastique un chewing- gum sur le rythme d’une musique entraînante. C’est un acte banal qui tout à coup exige de l’audace. Cette bouche qui mastique des mots, s’affiche avec la même impudeur que celle des modèles de référence pornographique. De la difficulté de l’exercice du langage naît toute la puissance émotionnelle de la pièce ».
« Dance n°2, réalisé en 2000 sur un mixage des musiques de DA Hool et Laurent Garnier (Virtual breakdown), repose sur l’équivoque entre les conditions du divertissement et de la violence d’une lutte pour la survie. On ne sait trop si le corps résiste à la pression musicale, s’il s’y soumet, ou si la musique n’est là que pour scander une affirmation de soi, pour vaincre coûte que coûte tous les obstacles. La lumière latérale qui projette l’ombre sur un fond de tapisserie à fleurs accroît cette sensation de violence désordonnée. Le regard ne faiblit jamais, pas plus que ne vacille l’impassibilité farouche du visage sombrement maquillé ».
« Song n°1, chant réalisé en 2000 et inspiré de True blue, chanson de Madonna, nous montre le corps de l’artiste au cours d’une lutte pour la maîtrise du langage. La langue s’empêtre, n’est pas déliée, la voix n’est pas placée, elle détonne et se décale par rapport à la chanson de Madonna qu’elle tente de s’approprier au moyen d’un walkman. Poussant la chanson à l’aveugle et regardant la caméra droit dans l’oeil, elle nous confronte à la véhémence d’une sorte de marche forcée, assumée et revendiquée ».
« Song n°2 est une scène lyrique extraite de l’opéra Turandot de Giacomo Puccini, interprétée par Laurence Hunckler en 2003. Une cantatrice propose en solo un extrait d’une oeuvre de Puccini. Durant tout le chant, l’effacement des battements des cils stabilise le regard et lui donne un aspect synthétique presque invisible. Seule la bouche est animée. Progressivement, dès le milieu du film, les vibrations vocales sont prolongées artificiellement. Le regard somnambulique ainsi que l’accentuation des sons vibratoires suscitent un envoûtement et une force étrange ».
« Song n°3 (2004), paroles et version instrumentale de Le Sud, de Nino Ferrer. Un jeune homme sourd profond s’efforce de prononcer avec difficulté les paroles d’un tube français populaire. Il n’entend ni sa voix, ni la musique instrumentale qui l’accompagne. En trois minutes, ce que tout handicap suppose de combat y est magistralement livré. Au moyen de sa capacité de l’exercice labial, l’apparence peut nous donner l’illusion que le contexte sonore et environnemental, dans lequel il se situe, lui est approprié. Une émotion intense va sourdre et naître face à l’évidence du handicap et à la lutte ici engagée le temps d’une étonnante épreuve du langage ».
Jacques Vernes, janvier 2005