Ouiza Ouyed voudrait pouvoir faire cinquante choses à la fois, ce qui conduit cette femme aveugle à travailler en rapport étroit avec le public. Elle a suivi la plus grande partie de sa scolarité à l’école ordinaire, dès la crèche elle était avec des enfants valides. Ses études l’ont conduite vers hypokhâgne (classe préparatoire à l’Ecole Normale Supérieure), philo puis l’anthropologie. Cette formation scientifique lui a permis d’écrire ses premiers articles de presse : « J’ai été pigiste au magazine Le Point, de 1988 à 1991. J’avais dans les 25 ans. Je savais qu’il y avait des réticences au sein de la direction de la rédaction pour m’employer définitivement. Je suis persuadée que cela se passerait différemment aujourd’hui, les mentalités ont évolué ». Ces mêmes réticences, Ouiza les a retrouvées au sein du réseau France Bleu de Radio- France; après un stage très bien noté dans une radio locale de Rouen, elle a bien senti que la cécité constituait un obstacle pour la Direction des Ressources Humaines. Elle a toutefois travaillé, durant les périodes estivales, pour France Inter : elle y a réalisé la chronique « Double vue ». Le changement récent de plusieurs dirigeants de cette radio a éloigné Ouiza des micros : « La presse est un secteur sinistré en matière d’emploi. Pour obtenir un poste, il faut être très présent, traîner dans les couloirs, ce n’est pas mon style. Travailler à Paris et en Ile de France est plus facile qu’en régions, grâce à la densité du réseau de transports en commun. En Province, on ne peut travailler seul, on est dépendant d’une personne qui peut vous conduire sur un lieu de reportage ou d’interview ».
Parallèlement à ses activités journalistiques, Ouiza a développé son travail théâtral « pour laisser de la place à l’imaginaire ». Après la conception, qui a pris deux ans, et la mise en scène du « Son d’un bruit » représenté 40 fois au Toutour (Paris) fin 1999, dans un climat millénariste qui la fait encore sourire, elle a travaillé avec la Compagnie du Troisième Oeil (Bruno Netter) qui montait un Malade imaginaire d’anthologie (lire ce Top). Elle y a interprété Beline, la femme d’Argan, dans une mise en scène signée Philippe Adrien qui a complètement gommé la cécité et les déficiences. « Je fais du théâtre depuis que ma jeunesse. Dire qui avait quel handicap ne me dérange pas, mais il faut rappeler que six des onze comédiens de la pièce sont valides. On travaille avec ce que l’on a de commun, pas à cause de nos différences. Ce qui est important, ce n’est pas le discours sur la ‘différence’, qui gâche tout, c’est qu’on soit là. Le débat sur la différence a sa place dans le domaine des droits »…
« Je sature avec le discours sur les ‘comédiens différents’. Les spectateurs, les critiques ne peuvent plus rien dire, alors que j’aimerais qu’ils expriment ce qu’ils ressentent, ce qu’ils pensent. Je réalise des ateliers dans le noir, avec des enfants; j’ai le sentiment qu’ils apprennent davantage que par le discours ». Ouiza Ouyed retrouvera dès novembre Philippe Adrien et la Compagnie du Troisième Oeil pour répéter « Le procès », adaptation du roman dramatique de Franz Kafka qui sera représenté du 11 janvier au 13 février 2005 au Théâtre de la Tempête (Vincennes). Auparavant elle présentera dans le cadre de Lille 2004, les 29 et 30 octobre 2004 au Garage Théâtre de l’Oiseau Mouche (Roubaix) le chantier en cours de la pièce chorégraphique d’Isabelle Magnin, « A… is gone ». Cette adaptation de mythes antiques mettra sur scène, dans sa forme finale, huit danseurs hip-hop et Ouiza Ouyed qui danse à sa manière le rôle de Tirésias, devin aveugle : « On veut réaliser un spectacle tonique, il y a encore près d’une année de travail. C’est compliqué, Tirésias est aveugle mais guide Antigone; on est censé ne pas savoir qui guide l’autre. La pièce est très physique, mais je ne voudrais pas que l’on me dise que je réalise un exploit parce que je suis aveugle ».
Ouiza Ouyed participe également à l’audiodescription de films : « Pour le festival Retour d’images, qui s’est déroulé en 2003, nous avons réalisé dix-sept films en trois mois en travaillant comme des fous douze heures par jour. Normalement, une semaine est nécessaire pour décrire un film ». Ouiza porte un regard critique sur la prestation assurée à Paris par le cinéma L’Arlequin et réalisée par Titra-Film : « La bande sonore du film n’est pas diffusée dans le casque des spectateurs, et la description empiète sur les dialogues. Il est dommage que la société qui réalise l’audiodescription n’ait pas cherché à bénéficier de l’expérience des professionnels qui font la même chose depuis des années ». La qualité, Ouiza voudrait la retrouver dans les livres sonores, lus par des bénévoles de bonne volonté, mais souvent sans charme ni plaisir apparent: « J’ai été contente de les avoir pour accéder à la littérature. Mais maintenant, il faut demander une forme d’exigence dans la lecture et l’accès rapide aux nouveautés ». Une exigence qu’Ouiza aimerait davantage trouver en ville, où les aménagements, notamment la sonorisation des feux sonores, lui apparaissent parfois fantaisistes. « Les bus à plancher bas ou les abaissés de trottoir sont pratiques pour tout le monde. Mais il faut que ce soit convivial et naturel ».
Laurent Lejard, octobre 2004.