Les handinautes de la première heure se souviennent certainement d’Alexandra Kramoroff, à l’époque encore demoiselle, et de son alias « Alison ». Ses interventions sur le groupe de discussion fr.misc.handicap étaient caractérisées par un grand respect pour l’autre, une intelligence et une finesse remarquées. Si Alexandra- Alison est aujourd’hui moins présente sur le Net, sa vie est très active. Avec son mari, Philippe Acloque, elle est l’une des militantes de l’association Mobile en Ville à Courbevoie et Paris.
Alexandra vit depuis sa naissance avec une forme d’infirmité motrice cérébrale qui la rend quasiment tétraplégique tout en ayant une capacité standard de communication. « J’ai toujours suivi une scolarité normale. Ma mère s’est battu pour cela, elle a fait de très gros efforts pour y parvenir. Durant mon enfance, je n’ai pas été ‘médicalisée’, tout juste un peu de kiné d’entretien, des soins courants, mais pas d’acharnement pour tenter de me faire marcher ou tenir debout. Le manque d’accessibilité n’a jamais constitué un obstacle pour moi. Mes parents me traînaient partout, même dans le métro, ils passaient le fauteuil par dessus les barrières, c’était rigolo. J’ai fait plein de bêtises comme tous les mômes, au milieu d’une bonne bande de copains. On faisait des soirées chez les uns ou les autres, parfois dans les caves, on m’y portait, je m’amusais. C’est à l’école ordinaire que j’ai appris à vivre au milieu des autres et j’ai toujours pensé en ‘valide’. Jusqu’à l’âge de 17 ans, quand j’ai vécu la discrimination : j’avais présenté ma candidature dans une classe de Maths Sup, on m’a refusé malgré mes excellents résultats scolaires parce que je suis handicapée ». Alexandra s’est alors inscrite à l’Université puis a suivi des études d’ingénieur dans une école qui, à la suite à un déménagement de locaux, était par chance devenue accessible.
« J’avais l’impression d’avoir loupé un truc; je voulais comprendre la vie des autres personnes handicapées. J’ai alors participé à un camp de vacances de l’Association des Paralysés de France. Je ne connaissais pas la vie discriminée des personnes en fauteuil roulant, ça m’a ravagée: sur les 40 pensionnaires, nous étions deux à mener une vie standard. La seconde, anéantie, s’est murée dans un mutisme total durant la plus grande partie du séjour. Moi, j’ai sympathisé avec les moniteurs, donnant quelques cours de maths, blaguant; j’ai eu avec eux les mêmes rapports qu’avec mes copains d’école. Alors, l’autre personne et moi, on a pris notre courage à deux mains et on est allé parler avec les 38 autres: ils nous ont raconté l’acharnement thérapeutique qu’ils subissaient, le poids social de leur handicap. J’ai eu le sentiment, lors de ce camp de vacances, que j’avais frôlé la catastrophe de peu. Cela m’a fait mesurer que mon parcours de vie est une vraie chance que je dois à ma mère et à ma famille »…
Alexandra mène la vie classique d’une jeune femme diplômée qui travaille (elle est cadre au sein du service commercial d’une société employant près de 200 personnes), à la seule différence qu’une auxiliaire de vie vient l’aider chaque matin. Ensuite, elle roule jusqu’à son bureau, à vingt minutes « à pied ». Elle a fait le choix d’habiter près de son lieu de travail, renonçant avec regret de ne pouvoir choisir la ville dans laquelle elle réside. Bientôt, c’est dans un appartement « à elle » qu’elle s’installera, choisi pour son accessibilité et livré avec les aménagements utiles.
Que lui manque-t-il ? « Des enfants. Enfin, un seul à la fois de préférence! C’est possible sans complications, disent les médecins. A Paris, il existe une consultation gynécologique destinée aux femmes handicapées motrices, mais on m’a dit qu’elle ne traitait qu’une personne vivant en fauteuil roulant par an. Je crois que je vais aller dans un hôpital de quartier, ça sera plus simple que de traverser Paris de part en part pour pas grand chose de différent, à mon avis ». Alexandra retrouvera peut- être dans les yeux de son futur bébé cette spontanéité naturelle qui a guidé ses roues: « Maintenant j’ai tendance à être trop adulte, je réfléchis trop. En militant avec mon mari au sein de Mobile en Ville, j’ai retrouvé l’ambiance du lycée, avec une grande entraide mutuelle. Dans les randonnées, les rollers, les vélos, les fauteuils nouent tout naturellement des relations, les uns donnent un coup de main aux autres, tous viennent s’amuser, ils sympathisent au- delà du handicap. » Parce qu’Alexandra vit au milieu des autres, sans prise de tête, comme devrait être la vie de tous…
Laurent Lejard, janvier 2003.