Monica Companys est l’une des rares comédiennes sourdes en France. Divorcée, mère de deux enfants, elle partage sa vie entre la maison d’édition de livres en Langue des Signes Française qu’elle a créé il y a cinq ans et le théâtre pour lequel elle est en tournée dans le remarquable « malade imaginaire » mis en scène par Philippe Adrien.
Monica parle d’une voix fluette, qui nécessite que son interlocuteur soit attentif; elle lit sur les lèvres : « les gens ont des réactions aberrantes. Ils ne connaissent rien sur les sourds, même les médecins, les gens que je rencontre me demandent de quel pays je viens. Je réponds que je suis d’origine catalane, pure catalane, je suis née en France, à Foix, je suis française, j’habite à Angers et je travaille surtout à Paris. L’accent est dû au fait que je n’entends pas, que je ne peux contrôler ma voix, je suis sourde ».
« Les handicapés sont étrangers dans leur propre pays. Les gens ne font pas la différence entre l’expression et la compréhension. Quand j’étais étudiante, je ne comprenais pas ce que disaient les professeurs en amphithéâtre, impossible de lire sur les lèvres. Je demandais à ma voisine si je pouvais copier ses cours, mais cela ne plaisait pas parce que chacun prend des notes à sa manière. Au bout d’un moment, je disais que je n’entendais pas pour expliquer ma demande : à chaque cours, j’avais un autre étudiant à coté de moi, le précédent avait changé de place! Il fallait que je renouvelle ma demande à chaque fois. La deuxième année, j’ai redoublé, j’ai dit que j’étais espagnole, là j’avais des amis, ils voulaient tous m’aider, me copier les cours… jusqu’à rencontrer un jour un étudiant qui parlait très bien l’espagnol alors que je ne le comprends pas. J’ai dû dire que j’étais sourde, et on m’a regardé comme une grosse bête. La troisième année, j’ai dit que j’étais suédoise comme ça j’étais sure que personne ne me parlerait en suédois et j’ai eu beaucoup d’amis toute l’année. Jusqu’aux examens ou la prof m’appelle dans l’amphithéâtre parce que j’avais droit à un tiers temps en plus, du fait de mon handicap, je ne l’entends pas, et elle ajoute « vous pouvez lui dire que je l’appelle parce qu’elle est sourde ». Tous mes camarades l’ont appris en même temps, à la fin. Les sourds sont moins bien acceptés que les étrangers, c’est ce qu’il faut comprendre ».
Monica enseigne la langue des signes française à des enfants sourds comme entendants, notamment en banlieue parisienne : « à Aulnay- sous- Bois, je suis dans la zone dangereuse, dans un centre commercial avec un bar à coté, il n’y a que des immeubles, des jeunes, c’est glauque. A chaque fois que je sors, il y a toujours une bande de jeunes qui me sifflent, qui disent « laissez- la passer, elle est sourde », j’ai le tapis rouge. Quelque part, être sourd c’est être respecté, mais à part ».
Ce goût de l’enseignement en direction des enfants lui vient probablement de son absence d’enfance : « à l’école, j’étais la bête curieuse, intégration sauvage. A l’époque il n’y avait pas d’assistance, pas de prof spécialisé, j’ai vécu l’école comme un fantôme, sage comme une image, je ne parlais jamais, on ne m’interrogeait jamais, j’étais celle qu’il ne fallait pas brutaliser, je n’ai pas eu vraiment d’enfance. Le matin, j’étais chez les entendants, et l’après- midi à l’école des sourds, j’ai découvert la communication, c’était diamétralement opposé, je n’ai pas retrouvé mes semblables, ce n’est pas ça, mais j’ai pu communiquer. J’étais très mauvaise élève, je passais mon temps à parler, les entendants ne peuvent pas imaginer comment je suis avec les sourds et quand j’ai quitté l’école, que je suis rentré à l’université, j’ai compris qu’il ne fallait rien demander aux entendants, il fallait faire ses preuves. Avec mon diplôme de biologie, personne ne m’a embauché. Je fais du théâtre, aucune pièce ne m’embauche parce que je suis sourde. Il faut faire ses preuves, que le bouche à oreille fonctionne, qu’on vous voie jouer pour travailler comme comédienne. J’ai du créer une association pour enseigner et quand j’enseigne, les pôles sont inversés : les entendants ont du mal à accepter que ce soit un sourd qui enseigne, il y a des rapports de force. Qui est le plus parfaitement bilingue, moi ou eux ?. Il y a assez de personnes pour s’occuper des enfants sourds, je travaille très ponctuellement avec eux ; il m’apparaît très important de travailler avec les enfants entendants parce que ce sont eux qui vont nous diriger plus tard et il y aura peut- être un ministre de la communication parmi eux. Quand ils grandiront, ils pourront agir différemment que les gens de maintenant ».
Chez les sourds, Monica est un peu à part. A la différence de l’illustre Emmanuelle Laborit, autre comédienne sourde oralisée, Monica Companys s’exprime sur scène par la parole, en plus du geste qu’elle manie à merveille. Au risque de s’attirer les foudres de quelques ayatollahs de la culture sourde : « toi, tu es dangereuse! Il ne faut pas parler sur scène parce que les entendants pensent que tous les sourds sont comme toi », tels étaient les propos de deux comédiens sourds venus assister à une représentation du « malade imaginaire ». Pour Monica, LSF et français ne devraient pas s’opposer, on peut maîtriser les deux langues : « je suis biculturelle, mariée à un entendant, mes deux enfants sont entendants, mes parents ne sont pas sourds. Ma surdité est congénitale, deux de mes frères sont sourds ou plutôt demi- sourd : ils ne fréquentent pas les sourds, et ne signent pas. L’un vit à l’étranger, parce qu’aux USA on ne le prend pas un sourd, on lui dit même qu’il parle bien, il camoufle sa surdité. Alors que moi, je l’affiche, en France, pleinement. C’est un faux problème, on est sourd et alors, le défaut que j’ai c’est que je peux parler. Je suis divorcée, je m’étais mariée avec mon prof d’anglais, plus âgé de trois ans que moi. Il était devenu interprète à force de signer avec moi. Avec la pression de l’école, il faut parler, il faut être appareillé, il faut être comme les entendants. Je milite pour que l’on considère les sourds comme ils sont : s’ils signent, qu’ils signent, s’ils parlent, qu’ils parlent. S’ils sont bilingues, ce n’est pas un problème. Les entendants doivent être mieux informés et arrêter de fantasmer quand ils entendent un sourd parler comme si c’était une performance ».
Monica fait partie des fondateurs de l’International Visual Theatre (IVT, implanté à Vincennes), dont elle s’est éloignée à la fois parce qu’elle réside à Angers, mais aussi parce qu’elle ne partage pas toutes ses orientations politiques ou éditoriales. On lui a reproché d’apprendre à Emmanuelle Devos, actrice entendante interprète d’un rôle de sourde dans « Sur mes lèvres », à s’exprimer en langue des signes pour ce film. Monica a refusé le diktat « un rôle de sourd doit être joué par un comédien sourd », elle estime qu’un metteur en scène ou un réalisateur sont libres d’engager qui ils veulent.
Chacun dit à Monica Companys que tout lui réussit. Sa dernière création, un café- théâtre des signes à Angers, un bar mêlant sourds et entendants autour de la langue des signes. Il fonctionne une fois par mois, mais elle voudrait pouvoir créer un lieu permanent, dans le sud pour se rapprocher de ses racines catalanes et trouver enfin une patrie qui l’accepte telle qu’elle est…
Laurent Lejard, janvier 2002.