Dans un livre récemment publié chez Desclée de Brouwer (« Le petit garçon qui n’existait pas »), la musicienne Ghislaine Ballester nous parle de son seul fils, Mathieu, né avec une importante lésion cérébrale probablement occasionnée lors de l’accouchement. En plus de deux- cents pages d’un récit passionnant et passionné, cette mère nous présente la relation d’amour éperdu qui lia durant neuf ans « Kiki » Mathieu et son artiste de père, Frédéric, qui lui disait « je n’en voudrais pas un autre que toi ». Entre consultations médicales infructueuses à délivrer un diagnostic fiable, refus d’abandonner leur enfant à une Institution, volonté de lui donner la vie la plus digne possible…
Les médecins ne donnaient aucune chance à Mathieu, ne laissant à ses parents comme seul option que de le placer dans un centre spécialisé. Spécialisé dans quoi ? Impossible à savoir, les diagnostics sont contradictoires ou incertains, les parents désemparés face à un bébé convulsif et dont le développement ne sera pas « normal ». C’est l’amour qui dictera leur choix, et aussi ce refus des médecins spécialistes de s’impliquer en ne jetant ne serait- ce qu’un regard d’humanité sur un petit bout d’chou à la vie chancelante dont l’existence à venir est niée avant même de débuter : Mathieu n’est pas malade, il est handicapé, il ne guérira pas, à quoi bon s’interroger, chercher des solutions thérapeutiques, bouleverser la vie de ses parents, leur carrière professionnelle. « Si j’insiste tant pour [que les médecins] s’occupent de mon fils, raconte Ghislaine, c’est que je n’ai pas compris qu’il est handicapé ! Car si j’avais compris, j’abandonnerais…? »
Mathieu, Ghislaine et Frédéric affronteront ensemble une nouvelle vie, faite de combats quotidiens contre les convulsions, les abattements, et marquée par la découverte d’une méthode de rééducation controversée, le Patterning créé par un américain, le Docteur Doman. Une technique qui fera progresser Mathieu, lentement, lui ouvrira le regard, lui donnera la parole – ces « popa ! » qui font fondre tous les pères – réunira autour de lui une immense chaîne de solidarité. Tout ce quotidien n’est pas toujours si beau, les détenteurs de la méthode Doman en ont une approche autoritaire, manichéenne et culpabilisante envers les parents sommés que leurs enfants obtiennent des résultats : sinon, pas de nouveau programme, pas de progression possible. Ghislaine Ballester ne dit pas combien ont coûté les soins ainsi prodigués à son fils, parce que pour elle l’argent n’a pas d’importance en ce sens que tout ce qui est possible doit être fait pour Mathieu. Quitte à abandonner son métier de professeur de musique, avec un époux qui connaîtra deux fois le chômage, un risque d’expulsion de leur appartement et des relations de voisinage tendues.
Livrés à eux-mêmes, sans aide publique, sans allocation, c’est en constituant une association et en mobilisant l’opinion en faveur de Mathieu qu’ils pourront faire face aux dépenses : financer les voyages aux USA et les dispensateurs de la méthode Doman. Fut- ce au prix de grandes humiliations, de colères rentrées face à des donneurs de leçons qui contestent à ces parents débordant d’amour leur choix de vie ! Parce que dans la France des années 80, tout comme aujourd’hui, si des parents veulent prendre en charge leur enfant handicapé et l’élever auprès d’eux, ils doivent en supporter tous les frais, sans soutien public autre que la maigre Allocation d’Éducation Spéciale… lorsqu’elle leur est accordée. Alors qu’il est si simple de laisser son rejeton entre les mains d’un établissement spécialisé qui touchera, lui, 300 euros par jour pour en prendre soin… en attendant son départ pour un ailleurs !
Cet ailleurs est venu trop tôt pour Rémi, premier enfant d’Élise et Didier Franque. Ses deux années de vie ont également été marquées par l’amour de ses parents, par leur tendresse infinie qu’ils vous présentent dans quelques pages d’un site Internet mémorial. Un amour et une tendresse qu’ils pourront aussi prodiguer à leur deuxième enfant, Guillemette, née il y a deux mois, exempte du polyhandicap qui a emporté son frère.
Une douzaine d’années après Ghislaine et Frédéric Ballester, Élise et Didier Franque ont fait le même choix : accueillir leur bébé chez eux, refuser le placement dans un centre pour le soigner et l’élever au mieux, avec leurs moyens, au milieu des tracasseries administratives mais dans l’amour et les petits bonheurs. Avec cette constante : Rémi, comme Mathieu, est une personne, un petit d’homme, qui réagit comme il le peut à son monde (et mord sa kiné lors d’exercices respiratoires qu’il n’apprecie guère !). Un enfant entouré, choyé, aimé, jusqu’à son départ, au terme de deux années de vie.
Mathieu, Rémi : deux petits garçons qui existeront longtemps.
Laurent Lejard, janvier 2002.