On ne connaît pas le nombre de jeunes sourds qui ne lisent ou écrivent le français; les associations évoquent une fourchette de 50 à 80%. L’enquête Handicap Invalidité Dépendance, conduite par l’Insee, ne répond pas directement à cette question : il appartiendra aux chercheurs de déterminer, à partir des données recueillies lors de l’enquête, la part de l’illettrisme en fonction des classes d’âge et d’une déficience. On sait toutefois que chaque année un enfant sur mille naît sourd, ce qui représente environ 700 individus.
Encore faut-il s’entendre sur ce que veut dire « illettrisme des sourds ». Une pratique limitée, voire inexistante, du français n’empêche pas de vivre et de travailler mais elle complique certaines tâches quotidiennes : se repérer dans un quartier inconnu ou lors d’un voyage, gérer ses relations avec l’administration, être informé de l’actualité, etc. La plupart des personnes développe une compensation en utilisant la mémoire visuelle ou une mnémotechnique. Pour prendre un exemple, si l’illettrisme n’interdit pas de conduire une voiture, il rend très difficile la recherche d’un itinéraire en lisant les panneaux indicateurs.
Les causes de l’illettrisme chez l’enfant sourd sont inconnues, aucun travail de recherche ne les a mis en évidence. Il existe toutefois quelques pistes de réflexion. L’enfant entendant décode à l’écrit une langue orale; l’enfant sourd n’a pas cette connaissance d’une langue parlée, il « photographie » au lieu de faire du décodage phono linguistique. Pour y remédier, le Langage Parlé Complété (LPC) donne de bons résultats, grâce à une visualisation du français. Selon Roland Goigoux, enseignant spécialisé [en 1986] à l’Institut Départemental de Jeunes Sourds de Clermont- Ferrand, « certaines écoles spécialisées ont amorcé des évolutions importantes, abandonnant l’exclusivité de l’oral et tolérant ou encourageant une pluralité de modes de communication, incluant pour la plupart la LSF (Langue des Signes Française). Un travail mené l’an passé avec l’aide des stagiaires du CNEFEI a permis de constater que cette évolution face à la langue des signes s’accompagnait bien d’une évolution dans les pratiques de lecture » (inLecture.org). La tâche est toutefois difficile : la syntaxe de la LSF n’est pas la même que celle du français. En LSF, le verbe est placé en fin de phrase : nombre de sourds signeurs ont souvent tendance à écrire comme ils parlent, leur compréhension d’un texte écrit n’apparaît pas aisée.
Il n’en reste pas moins que l’accès à la connaissance passe nécessairement par une langue écrite, en France comme ailleurs. La transmission orale, et pour les sourds, gestuelle, de l’information est trop porteuse d’altérations, de transformations, d’oublis, pour constituer un moyen fiable d’acquisition du savoir. Les langues des signes ne s’écrivent pas, elles ne laissent pas de « traces » à la différence des millions de livres qui garnissent les rayons de nos bibliothèques.
Avant l’interdiction des langues des signes en 1880, nombre de sourds signeurs étaient lettrés. Chercheurs et enseignants spécialisés s’efforcent actuellement de définir une pédagogie conciliant la langue naturelle des jeunes sourds, la langue des signes, et la lecture- écriture de la langue orale dominante. On regrettera qu’en France ils ne puissent compter que sur leur volonté : le plan de lutte contre l’illettrisme lancé par les actuels ministres de l’Education Nationale ne comporte aucune action en direction des élèves sourds…
Jacques Vernes, octobre 2002.