Dans le cirque Tetrallini, Hans le lilliputien tombe amoureux de Cléo, la belle trapéziste. Cléo s’amuse de la situation et des tourments de la minuscule écuyère Frieda, la fiancée d’Hans. L’acrobate qui a pris pour amant Hercule, l’homme fort, découvre que son admirateur est l’héritier d’une grosse fortune. Elle décide donc d’épouser le nain puis de s’en débarrasser. L’enjôleuse et son complice décident alors de tuer Hans en l’empoisonnant quotidiennement, à petites doses. Au cours du banquet de mariage, Cléo ivre, provoque et insulte les invités. Ayant la preuve du complot, les « monstres » décident de venger Hans et Frieda…
La version d’origine du film, celle de 1932 a disparu. Il ne reste plus aujourd’hui que 64 minutes sur les 90 prévues; ainsi amputée, la nouvelle version qui correspond aux modifications effectuées par les producteurs a été rééditée en 1962 et est sortie à nouveau en France en 1969 (Version française sous le titre : La Monstrueuse Parade). De nombreuses scènes ont été raccourcies ou supprimées. En 1932, le film avait été violemment attaqué pour son mauvais goût, d’autant que les acteurs étaient incarnés par les véritables « attractions » du cirque Barnum.
Voilà ce qu’en disait le critique de Ciné-Magazine : « Tous les pauvres débris humains que ce film met sous nos yeux nous rappellent qu’il existe réellement des êtres pour lesquels la nature fut aussi implacable et que, malgré notre répulsion, notre pitié doit aller vers eux. De là à trouver heureuse l’inspiration qui poussa un metteur en scène à nous les présenter tous à la fois, dans le cadre habituel de leur vie courante, d’abord, puis dans une grande scène d’épouvante, ensuite, il y a loin ». Salué dès l’origine par les surréalistes, Freaks est considéré aujourd’hui comme un chef- d’oeuvre du cinéma fantastique.
L’oeuvre de Tod Browning n’a rien à voir avec l’horreur telle qu’on se la représente habituellement. Avec une facture parfois proche du documentaire (Tod Browning a travaillé dans sa jeunesse avec le Cirque Barnum), la tendresse et la poésie ne sont jamais loin. Madame Tetrallini jouant et rassurant ses petits « montres » comme une bonne mère, Roscoe le bègue qui va épouser une soeur siamoise dans un fantastique et troublant redoublement de mots et de corps, Joseph/ Joséphine mi- homme, mi- femme qui assiste en voyeur/ voyeuse aux étreintes de Cléo et d’Hercule. Tout au long du film, on chercherait en vain la moindre complaisance exhibitionniste. Ce n’est pas le spectacle qu’on nous montre qui est effrayant mais cet autre visage de la réalité que le spectateur est invité à explorer. En franchissant les barrières des normes traditionnelles, c’est à travers les yeux perçants et lucides des « monstres » que se révèle une monstruosité bien pire, celle des hommes. Subversion exemplaire. La véritable difformité est chez la belle trapéziste et le bel athlète, sordides et assassins. Cette fable qui pourrait paraître simpliste renvoie une image difficilement soutenable. Avec nos mépris et nos dégoûts, nous sommes les véritables créateurs de monstres.
Nos réactions devant la différence monstrueuse dépendent en partie de notre angoisse devant les échecs de la vie. Philosophe de la biologie, Georges Canguilhem a montré cette angoisse: « Une crainte radicale s’empare de nous […]. Un échec de la vie nous concerne deux fois, car un échec aurait pu nous atteindre et un échec pourrait venir par nous. » Nous aurions pu naître monstrueux ; nous pouvons donner naissance à des monstres. Une position qui fait écho au discours tenu au début du film par le bonimenteur de la monstrueuse parade : « Nous ne vous avons pas menti, nous vous avions annoncé des monstres, et vous avez vu des monstres. Ils vous ont fait rire et trembler… Pourtant si le hasard l’avait voulu, vous pourriez être l’un d’eux. Ils n’ont pas demandé à naître, mais ils sont nés, ils vivent. Ils ont leur code, leurs lois. Offenser l’un d’entre eux, c’est les offenser tous… »
Une récente programmation de France 3 agrémentait Freaks du logo « Interdit aux moins de 16 ans ». Pourquoi cette censure virtuelle alors qu’il y avait là une occasion de proposer aux parents, à travers une œuvre exceptionnelle, une féconde discussion avec leurs enfants sur l’exclusion, l’eugénisme, la dynamique de la vie, des sujets d’actualité qui devraient toucher tous les téléspectateurs ? À moins que les tabous soient encore trop forts et que les responsables de l’audiovisuel n’aient pas compris que Freaks, comme King Kong, est moins un film de terreur qu’un grand film d’amour…
Pierre Brunelles, septembre 2001.