Le 23 novembre 2018, un monument consacré « aux handicaps » était inauguré au centre d’un carrefour giratoire de Baie-Mahault, en Guadeloupe. Présenté comme une première française, cet événement n’a pourtant pas suscité une approbation unanime, le Mouvement Citoyens Sourds (MCS) dénonçant la mise à l’écart des Sourds et de leur langue, celle des signes : « L’oreille barrée : Handicap auditif, ce logo ne représente que la surdité appréhendée sous l’angle de la déficience et du ‘handicap’. Les mains sur fond bleu : Ce logo met plutôt l’accent sur l’accessibilité en Langue des Signes et reconnait la LS comme langue véhiculaire des Sourds. » La sculpture de l’artiste guadeloupéen Jérôme Jean-Charles, « Ma sourde oreille« , se retrouve accusée d’exposer la surdité et le handicap auditif, accentués par les fourmis métalliques portant le pictogramme normalisé de chaque handicap : ce sont les déficiences que l’on expose, ce qui irrite les militants sourds.
A l’origine du projet, l’organisme de formation Serac Guadeloupe Martinique Guyane dont la directrice, Sandra Dupuis, reconnaît une erreur de communication sur le monument qu’elle impute à une volontaire en Service Civique : « Elle a diffusé des infos prématurément, il y a eu des maladresses en termes de communication. Le projet date de 2013, on n’a jamais eu de remarques négatives. C’est un rond-point sur le handicap en général, c’est un symbole, c’est le premier du genre. Et hormis le Mouvement Citoyens Sourds, on a eu des échos très positifs. » Cette volontaire du Service Civique, Lisa Grangé, a, depuis, mis prématurément fin à son engagement : « J’ai pour projet de devenir interprète en langue des signes et je voulais vraiment avoir une expérience sur le terrain avant d’entreprendre des études. J’ai vite déchanté lorsque j’ai vu les tâches à accomplir : préparer le café, remplir la bonbonne d’eau, arroser les fleurs, aller faire les courses, nettoyer la salle, faire le taxi, ranger les affaires, préparer les devis ! J’étais en contact avec quelques adultes Sourds seulement le vendredi pour les ateliers. Ateliers que l’on m’avait exposés comme étant des ateliers d’art Sourd mais nous faisions des dessins sur des tee-shirts, des sorties détente, nous jouions aux dominos. » Déçue et démotivée, Lisa Grangé a mis prématurément fin à son engagement tout en restant en Guadeloupe pour s’investir aux côtés du MCS. Le Serac, filiale ultramarine survivante de l’association parisienne Sourds Entendants Recherche Action Communication créée 1987 et dissoute vingt ans plus tard, « reçoit tous types de handicaps pourvu qu’ils acceptent de côtoyer des personnes qui communiquent en Langue des Signes Française », précise Sandra Dupuis. Un organisme qui n’emploie toutefois pas d’interprète LSF.
Les Sourds démunis.
Vivre en Guadeloupe en étant Sourd ? « C’est très difficile à vivre, la situation est complexe, relate Laure David, une Métropolitaine qui réside en Guadeloupe depuis quelques mois. Au quotidien, ce sont des difficultés d’accès aux administrations, aux services, à la Caisse d’Allocations Familiales, pour se soigner, s’informer. Le sous-titrage télé est ponctuel, rare. Pour s’informer c’est le vide, le néant total. » Département d’Outremer, la Guadeloupe ne compte que deux interprètes en Langue des Signes Française pour près de 400.000 habitants dont environ 300 Sourds. Moins qu’en Métropole où la moyenne est d’un interprète pour 150.000 habitants, sauf qu’en Guadeloupe un seul interprète est disponible, l’autre est déjà occupé à temps plein. Et le salut n’est pas venu des centres-relais des conversations téléphoniques lancés le 8 octobre dernier par les opérateurs : l’appli Roger Voice ne peut pas être utilisée à cause des forfaits spécifiques vendus dans les Antilles Françaises, et Free en est absent. Tout comme le numéro d’appel des services d’urgence, le 114. La Fédération Française des Télécoms ainsi que les secrétaires d’Etat au numérique et aux personnes handicapées se sont bien gardés d’évoquer à l’époque ces particularismes qui font que les DOM ne sont pas tout à fait la France : tous refusent d’indiquer dans quel délai un centre-relais sera déployé dans les Antilles Françaises. Et c’est le Conseil Régional de Guadeloupe qui hérite de cette carence qu’il envisage de combler en soutenant la création d’une appli locale de relais des conversations téléphoniques.
Parce que jusqu’à ces derniers temps, le seul interlocuteur semblait être le Serac. « J’y ai travaillé deux ans, relate la militante Vénus Dolmares. Je sentais que la directrice mettait un peu les Sourds de côté, je l’ai remarqué à l’occasion d’une exposition artistique dans un centre commercial : elle arrive et nous dit que la déco est un peu ‘dégueu’, j’ai protesté. On n’était pas sur la même longueur d’ondes. J’ai ressenti les souffrances cachées des Sourds, mais aussi d’entendants, des non-dits, des propos tabous. Les gens commencent à en prendre conscience. » Est-ce que l’installation d’un monument à la surdité et aux handicaps sur un carrefour routier peut contribuer à cette prise de conscience ? « On a été surpris par cette innovation, on n’était pas d’accord, explique Bruno Blanchedent, autre membre du MCS. Il n’y a eu aucune information, aucun échange préalable, c’est rendre hommage à la communauté sourde sans en parler avec elle. On fait à la place de cette communauté qui n’a aucun lien avec le Sérac. Mais nous avons des besoins, et on ne peut pas avancer. » Autre militante, Laure David précise : « Le projet de sculpture Ma Sourde Oreille a été élaboré pendant cinq ans sans travailler avec les Sourds alors que la base, c’est la langue des signes. Présenté comme un hommage à notre communauté et à la langue des signes, personne n’est venu proposer aux Sourds un partenariat. C’est le Mouvement Citoyens Sourds qui est représentatif de la communauté, pas le Serac qui ne reçoit que des Sourds fragilisés, qui ont besoin de soutien. ils n’ont aucune autonomie et n’ont pas conscience de leur identité. Le Serac s’en sert ensuite pour représenter la communauté des Sourds en général, qui n’a rien à voir avec cette image, une communauté large, mélangée, Sourds signants, malentendants. Il n’y a pas de pont entre Sourds et entendants. »
Le Mouvement veut, lui, encourager l’autonomie et la visibilité. « L’objectif, c’est l’équité Sourds-entendants, appuie Bruno Blanchdent. On a déterminé avec la Région des besoins, sur le numérique et d’autres domaines. On est solidaires, unis, le Département entend notre cause. Les élus ont noté notre volonté positive, les choses avancent. » Mal vécue par les Sourds de Guadeloupe, Ma Sourde Oreille aura-t-elle comme vertu de les sortir de la marginalité ? Les 100.000 euros qu’elle a coûté auraient alors cette utilité…
Laurent Lejard, février 2019.