La proposition portée par le représentant de la ministre de la Culture le 6 novembre dernier lors du Forum Numérique et pratiques innovantes au service des déficients visuels du GIAA ApiDV a fait l’unanimité contre elle, comme en témoigne ce communiqué de la Confédération Française pour la Promotion Sociale des Aveugles et Amblyopes (CFPSAA) : « Le ministère de la culture a communiqué publiquement, le 6 novembre dernier [sur] le lancement d’un projet de portail de l’édition accessible. Vous connaissez notre implication commune dans le domaine de l’édition adaptée et le souhait que nous formulons depuis de nombreuses années que soit traitée en priorité la problématique de la réduction de la pénurie de livres accessibles aux personnes aveugles et malvoyantes, et ceci par le financement de la production de livres adaptés. Le projet de portail initié par le ministère de la culture ne va malheureusement pas dans ce sens. » Le président du GIAA ApiDV, Pierre Marragou, réagit en rétablissant le sens des priorités.
Question : Qu’est-ce qui a évolué depuis la ratification par la France du traité de Marrakech ?
Pierre Marragou : En théorie tout au moins, grâce au Consortium pour des livres accessibles (ABC) qui découle de ce traité les organisme transcripteurs ont accès à l’ensemble des catalogues consolidés de l’ensemble des organismes qui s’inscrivent dans cette démarche. Cela représente 500.000 titres. Le seul problème, c’est que si le traité de Marrakech permet de consolider l’existant, cela ne permet pas forcément à chaque organisme transcripteur de faire plus qu’il ne faisait auparavant. C’est là qu’on a encore du travail, parce que moins de 10% des livres qui sortent chaque année sont dans des formats déjà accessibles aux lecteurs aveugles ou malvoyants.
Question : La mise à disposition du fichier source est-elle suffisante pour qu’un livre devienne accessible?
Pierre Marragou : On a des cas assez simples, les romans par exemple. Mais quand vous recevez un manuel scolaire, même sous une forme électronique facile à exploiter, il reste beaucoup de travail parce qu’il y a des schémas et des images à décrire, des photos à décrypter. Là, on estime qu’il faut compter un rythme moyen de trois pages à l’heure.
Question : Avec un tel temps de travail, il semble difficile d’envisager une forte progression du nombre de livres accessibles…
Pierre Marragou : Oui et non, parce qu’il y a matière à avancer sur plusieurs chantiers. D’abord promouvoir l’accessibilité native pour les livres numériques qui permettrait déjà de traiter le cas de figure des livres généralistes, tels les romans. Cela nécessite l’élaboration d’un référentiel similaire à celui des sites Internet, qui ait une valeur contraignante pour les éditeurs. Ensuite, optimiser les techniques de transcription à partir des fichiers source que l’on obtient. Effectivement, il y aura toujours, si on veut une adaptation de qualité, un travail de transcripteur parce qu’on est encore très loin d’imaginer des logiciels de description de schémas, de photos, etc., cela nécessite des moyens dédiés. C’est en avançant sur ces deux aspects que l’offre portée par des associations ou des organismes du secteur médico-social qu’on obtiendra un meilleur taux d’adaptation.
Question : Le traité de Marrakech permet des échanges internationaux d’ouvrages adaptés, quel est l’état de ces échanges ?
Pierre Marragou : Il y a deux aspects à mettre en avant. Pour appliquer le traité, un travail est conduit par le consortium ABC, représenté en France par l’Association Valentin Haüy et ApiDV. On est au début de ce processus parce que dans la mesure où ce traité crée un cadre légal pertinent, il faut ensuite élaborer des outils techniques pour partager les ouvrages, et sur ce plan on a encore du chemin à parcourir. Des initiatives interassociatives vont dans le sens d’une mise en commun, telle la franco-suisse BNFA. On aimerait être davantage soutenu pour développer le potentiel du traité en disposant de moyens, d’outils, et qu’il y ait un véritable effort des pouvoirs publics en matière d’édition adaptée dans les domaines scolaires, universitaires et professionnels pour disposer de ressources documentaires. On a encore besoin de voir confirmer cet engagement.
Question : Quel est le niveau d’engagement du ministère de la Culture, du Centre National du Livre, des collectivités territoriales via les bibliothèques à vocation régionale et les centres d’archives, en moyens financiers et en personnels ?
Pierre Marragou : Du point de vue du lecteur, ce n’est pas suffisant quand on regarde le pourcentage d’ouvrages adapatés. On attend du ministère de la Culture, mais pas seulement parce que cela concerne l’Éducation nationale, l’Enseignement supérieur, les Affaire sociales, un engagement pour avancer en termes de réglementation, et pas seulement financier. Le Gouvernement vient d’annoncer dans le cadre du plan France Relance des moyens importants pour le numérique, avec une volonté d’en affecter une partie à l’accessibilité numérique. Dans l’esprit du Gouvernement, cela concerne essentiellement les sites Internet et l’accès aux services publics numériques, mais nous on rappelle dans notre manifeste du 6 novembre cosigné par le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH) et la CFPSAA que cela concerne aussi les logiciels et le livre numérique. Il serait pertinent que ces moyens permettent de réaliser davantage de livres adaptés. Nous avons 3.500 bénéficiaires, abonnés à des revues adaptées, élèves qui reçoivent des manuels scolaires en format numérique, les pouvoirs publics devraient soutenir cette démarche. Il est important que les associations soient soutenues, et dans des délais courts ; le temps administratif, c’est une chose, mais du point de vue du lecteur, de l’élève ou du parent qui transcrit lui-même, il n’est pas acceptable que les projets mettent plusieurs années à être élaborés.
Question : Lors de votre séminaire du 6 novembre, le représentant de la ministre de la Culture a annoncé la création d’une plate-forme de l’édition adaptée, que les associations refusent. Pour quelles raisons ?
Pierre Marragou : Le ministère de la Culture veut créer un portail du livre accessible, qui a pour but de rendre visibles et lisibles toutes les adaptations existantes. On est un peu dans la même logique au plan national que le traité de Marrakech et le Consortium ABC, consolider l’existant pour qu’il soit le plus facile d’accès. C’est bien, mais cela ne va pas proposer davantage d’ouvrages aux lecteurs aveugles ou malvoyants. On demande que, certes, ce projet avance et vite, et surtout qu’en parallèle on soit en capacité d’accélérer la production et ça ne pourra qu’améliorer la qualité de la plate-forme « vitrine ». On a besoin d’être rassurés sur ce point.
Question : Pour autant, il n’existe pas de catalogue unifié de l’ensemble de la production de livres adaptés, sonores, braille, transcription…
Pierre Marragou : La Banque de Données de l’Édition Adaptée (BDEA) existe, à l’usage des transcripteurs, gérée par l’Institut National des Jeunes Aveugles. Elle met en commun les adaptations réalisées, mais ce n’est pas un outil destiné aux lecteurs finaux. La plate-forme aurait ce mérite-là de pouvoir s’adresser au public des lecteurs. Mais ce que je veux glisser aux pouvoirs publics, c’est très bien mais il faut qu’elle soit accompagnée d’un soutien à l’adaptation de davantage de livres qui seront encore plus visibles. On sait que l’action publique a besoin d’indicateurs pour montrer son efficacité, si l’on fait à la fois cette plate-forme et un plan de production accéléré, on pourra alors témoigner de son intérêt. Tout le monde s’en réjouirait.
Laurent Lejard, décembre 2020.