Âgé de 44 ans, Sébastien Kessler est conseiller communal socialiste à Lausanne (canton de Vaud, en Suisse). Physicien de formation, économiste de la santé et formateur indépendant d’adultes, il est employé au sein de la direction d’un centre hospitalier universitaire. Parallèlement, il a cofondé en 2011 le bureau de conseil en accessibilité universelle id-Geo. Lui-même concerné par un handicap moteur qui l’oblige à se déplacer en fauteuil roulant, il collabore avec diverses organisations de personnes handicapées dont la faîtière suisse Inclusion Handicap, et milite notamment en faveur de l’assistance sexuelle.
Question : Qu’est-ce qui a conduit le polytechnicien que vous êtes à s’engager en politique ?
Sébastien Kessler : On est tous citoyens et on peut tous amener quelque chose. Une vision d’ingénieur, croisée avec d’autres compétences développées par la suite, font que j’espère être utile comme citoyen. La diversité dans les partis, au sein des comités, je pense que c’est une bonne manière de progresser.
Question : Justement, quel a été votre parcours personnel et professionnel ?
Sébastien Kessler : J’ai étudié la physique, à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), qui s’est avérée, il y a vingt ans, difficile à exercer en fauteuil roulant. Donc j’ai repris des études là où peut-être le handicap était un avantage plutôt qu’un défaut : en économie de la santé. J’ai travaillé dans différents endroits, à la direction du centre hospitalier universitaire, et parallèlement j’ai développé des activités associatives, entrepreneuriales en cofondant le bureau de conseil en accessibilité universelle id-Geo, et enfin politiques.
Question : Votre scolarité s’est déroulée en milieu ordinaire ou spécialisé ?
Sébastien Kessler : Ça a été un mélange, et c’est d’ailleurs une chance et l’une de mes caractéristiques, en toute modestie, de jouer avec les environnements et les parcours ! Ma scolarité s’est en partie déroulée en milieu protégé, avec cinq élèves par classe. Ensuite, j’ai mélangé internat et externat, puis des gens m’ont poussé à faire des études parce que scolairement, je n’étais pas trop mauvais…
Question : En France, les jeunes en milieu spécialisé sont comme sur des rails dont ils ne peuvent pas sortir. En Suisse, on peut quitter le milieu spécialisé ou est-ce lié au hasard des rencontres ?
Sébastien Kessler : Bonne question… Ce que je vous dis là remonte à vingt ou trente ans. Je pense qu’une école inclusive a toujours existé, sans que le terme soit mis en avant. Ce qui est sûr, c’est qu’elle s’est développée de manière importante ces dix dernières années dans ma région. L’école est une compétence cantonale, dans certains cantons vous aurez peut-être un autre mouvement avec cinq ou dix ans de retard ou d’avance sur les cantons voisins. Le Valais a toujours été plus progressiste que d’autres. Mais pour moi, l’école inclusive n’oppose pas le système spécialisé avec le système ordinaire : les deux doivent coexister, réinventer pour faire des passerelles, communiquer l’un avec l’autre, parce que trop souvent on pense que l’école inclusive inclut tout le monde, mais ça ne peut pas fonctionner pour tout le monde, chacun à raison d’exister et de développer des accompagnements adaptés à tout élève, quel qu’il soit.
Question : Comment entre-t-on en politique à Lausanne, dans le canton de Vaud, quand on est handicapé moteur ?
Sébastien Kessler : Je n’ai pas l’impression d’y être entré d’une autre manière que n’importe lequel de mes collègues. C’était une volonté d’abord personnelle, et puis on croise des gens qui vous encouragent. Il faut avoir des convictions plus ou moins réalistes, un peu utopistes parfois. Mon expérience politique est encore relativement faible, j’ai été élu au Conseil communal de Lausanne fin 2014, on gère une ville de 144.000 habitants et un budget de 1,7 milliards d’euros. On peut vraiment tous jouer un rôle, mais pour retourner la question, ce n’est pas en tant que personne handicapée que j’ai été élu mais en tant que citoyen qui aime sa ville, profondément, qui à un moment donné s’est mis sur la liste socialiste, et qui a été élu. Nulle part, lors des élections, il n’y avait la possibilité de savoir que j’étais à mobilité réduite.
Question : Quels étaient, au moment de votre élection, vos centres d’intérêt ?
Sébastien Kessler : L’aménagement du territoire, la ville, comment je peux circuler, exister dans la ville. Ça touche l’urbanisme, l’aménagement d’une place, les transports… On voit bien le lien avec le handicap, mais pas qu’avec le handicap. La culture c’est quelque chose qui, notamment chez les socialistes, nous intéresse beaucoup, vous avez remarqué qu’il y a de nombreuses activités culturelles. C’est dû à nos prédécesseurs, pas uniquement de gauche. Un autre thème récent qui m’a intéressé : l’ouverture d’un espace de consommation sécurisé de drogues dures qui permet aux toxicomanes de consommer leurs produits. Lausanne est la dernière grande ville de Suisse à ne pas avoir un tel espace. Heureusement, le Conseil communal a accepté de le créer fin mai sur une proposition du Conseil municipal; c’est un bel équilibre, on va lancer un projet pilote pendant quelques années et on verra les résultats. Je suis convaincu que pour la sécurité de la ville, consommateurs comme résidents, la coexistence et la mixité sont à promouvoir et à encadrer. C’est un sujet apparemment éloigné du handicap mais bien évidemment le local devra être aussi accessible que possible. Plus encore, on parle de cohabitation, d’acceptation des différences et de la diversité des parcours de vie, dans le cas présent souvent cabossés, en cherchant des solutions pragmatiques sans relâche malgré la complexité du débat.
Question : Ville pentue, difficile pour les personnes à mobilité réduite, Lausanne possède en outre un métro automatique avec quelques stations mal accessibles et de longues rampes à 12%…
Sébastien Kessler : Que dire ? À ma connaissance, c’est conforme aux standards. Il y a relativement peu de pentes de 12%, et la norme suisse le permet encore sous réserve. Sortir en dévers sur une pente ce n’est évidemment pas idéal… La législation, très complexe dans le domaine des transports, ne l’a pas interdit dans le cas d’espèce, au milieu des années 2000 lors de la construction du métro M2. Si vous me posez la question « Est-ce qu’on aurait pu faire mieux ? », je n’étais alors pas élu, je ne sais pas, peut-être. J’aimerais que « ma » ville soit la plus accessible possible, pour tous et toutes. J’espère que le M3 sera plus accessible, et selon les informations que j’ai, il devrait l’être.
Question : Quels sont vos énervements vis-à-vis de la vie à Lausanne avec un handicap ?
Sébastien Kessler : Cela se résume peut-être à ce que vous disiez de la France [au sujet du manque d’écoute NDLR] : il existe des normes et ce qui m’énerve le plus, c’est lorsque des personnes responsables, architectes, ingénieurs, maîtres d’ouvrages ou politiciens, n’appliquent pas les exigences qui devraient l’être. Cela n’est pas réservé à une ville donnée. Ça a l’air d’une demi-réponse, mais c’est très frustrant lorsque tout à est disposition mais n’est pas utilisé. Lorsque l’on met de l’argent public pour faire un nouveau bâtiment, école, hôpital, parc public, etc., et qu’au final cela ne respecte pas ce qui devrait être respecté depuis des années, là je me fâche. Quand il faut déconstruire pour refaire, c’est stupide, on jette de l’argent par la fenêtre, on perd du temps, on dénature parfois le projet. Et pire, cela donne de la personne handicapée l’image d’un emmerdeur ! Cette image-là, je voudrais la casser. On dit aux décideurs qu’il faut améliorer des choses en amont, on nous écoute à moitié, et quand c’est construit, on vient et on donne l’impression de râler. Cela étant, il faut aussi responsabiliser le législateur qui ne fait pas ou mal son travail, lorsqu’il renvoie par exemple à des normes qui, stricto sensu, n’existent pas, ou qui rédige des textes avec des logiques en cascade, des renvois multiples et parfois contradictoires comme c’est le cas dans le domaine des transports. C’est vrai que, dans ce cas, je ne suis pas étonné que beaucoup de concepteurs ne maîtrisent pas le sujet et en perdent leur latin !
Question : À l’inverse, quelles sont vos satisfactions, les évolutions positives à Lausanne ?
Sébastien Kessler : Ce que je vois, c’est que de l’extérieur comme de l’intérieur les politiciens sont beaucoup plus sensibilisés. C’est au crédit de mes prédécesseurs, je ne fais que confirmer le mouvement, il y a une réelle compréhension, on peut faire des choses ensemble, ça ne coûte pas si cher et ce n’est pas si compliqué lorsque les choses sont faites intelligemment. Tout ne sera pas accessible du jour au lendemain mais la machine est mise en route. Un exemple : on a discuté cette année d’un rapport-préavis qui présentait la situation actuelle. Le constat faisait aussi état de manques mais, plus important, il précisait ce que l’on va réaliser. Dresser un état des lieux et promettre que l’on va agir, connaissant les gens qui sont derrière, politiciens comme concepteurs, je veux y croire. Le programme de législature 2016-2021 explicite pour la première fois la thématique du handicap. On aurait déjà dû le faire depuis longtemps; dans le programme précédent, le handicap n’était pas évoqué. Cela ne veut pas dire que la municipalité n’a rien fait mais c’est la première fois qu’il y a quelque chose d’explicite sur le handicap, le public, l’accessibilité universelle, le diagnostic, l’action. Un préavis suivra pour opérationnaliser et concrétiser le programme de législature. Mon enthousiasme est lié au fait que, lorsque je siège dans une commission, peu importe le sujet, on aborde le handicap, cela devient de plus en plus évident et normal pour tout le monde.
Propos recueillis par Laurent Lejard, juin 2017.