Pendant une huitaine de jours début juin, le maire de la petite commune de Poses (Eure), Georgio Loiseau, a cessé de s’alimenter pour protester publiquement contre la situation faite à son fils autiste, privé de scolarité. Les autorités se sont empressées de régler ce cas particulier et d’affirmer qu’elles traiteraient les autres signalements, mais ce père de 46 ans a décidé de ne pas en rester là. Confronté à de nombreuses réactions d’encouragement, il a décidé de poursuivre son engagement en créant un mouvement politique, La Voix des Handi-visibles, dont il présente les orientations, objectifs et organisation.
Question : Vous avez décidé de lancer ce mouvement à la suite de la situation faite à votre fils et aussi à d’autres familles comptant au moins un enfant handicapé…
Georgio Loiseau : Absolument. C’est vraiment la genèse de la réflexion. J’ai manifesté devant la cité administrative d’Évreux pendant une dizaine de jours pour dénoncer les carences de l’État en matière d’accompagnement des jeunes en situation de handicap. Mon fils était sortant de l’école que j’ai créée, il avait 12 ans et aucune solution éducative, et donc j’ai entrepris cette grève de la faim. J’ai reçu des milliers de témoignages de la France entière qui relataient les mêmes difficultés ou d’autres, et une fois sorti de cette crise, je me suis dit « je ne peux pas rester sourd à tout ce que j’ai entendu, comment articuler quelque chose pour défendre les droits de toutes ces personnes ? » L’idée d’un mouvement politique est née suite à quelques visios avec des départements volontaires, et nous avons lancé officiellement le mouvement La voix des Handi-visibles à Clermont-Ferrand le 10 juillet dernier.
Question : Quels sont les objectifs assignés à ce mouvement et son organisation, son nombre d’adhérents actuels ?
Georgio Loiseau : Le mouvement a plusieurs vocations. La première, j’ai coutume de dire que c’est un endroit de production de « jus de cerveau » autour de ces thématiques-là puisqu’on assigne à toutes les sections départementales des commissions thématiques sur un sujet en particulier, de manière trimestrielle ; elles doivent faire un état des lieux de leur territoire puis formuler des propositions qui iraient dans le sens d’une amélioration de la considération qu’on porte à l’égard des personnes en situation de handicap. Notre ambition, c’est vouloir faire changer les politiques publiques, que ce soit la scolarisation, l’accès à l’emploi et au logement, tout ce qui gravite autour des personnes en situation de handicap.
Question : Ce qui vous rapproche de l’organisation créée fin 2017 par Mathieu Annereau, l’Association pour la Prise en compte du Handicap dans les Politiques Publiques et Privées (APHPP) ?
Georgio Loiseau : Je l’ai contacté. Il m’a fait part de ses écueils, lui et Latifa Gilliotte ont peiné à mobiliser, à rassembler. Nous on essaye de procéder différemment, on est forts de l’engouement que ça procure : aujourd’hui, il y a une vingtaine de sections départementales créées en un mois, c’est quand même pas mal avec les vacances au milieu ! Le nombre d’adhérents, on est incapable de le quantifier puisqu’on lance officiellement les adhésions une fois que la section Euroise sera créée, le 22 septembre. On rendra public un manifeste écrit avec les référents départementaux, on pourra jauger l’intérêt du mouvement.
Question : Mais les difficultés à mobiliser rencontrées par Mathieu Annereau semblent découler du fait qu’il est macroniste tout en étant malmené par le camp présidentiel. Latifa Gilliotte a été chevènementiste, puis socialiste avant de rallier Les Républicains pour retrouver en juin 2020 un siège de conseillère municipale à Belfort. Les enjeux politiques et politiciens ne semblent pas éloignés des prises de position de certaines personnes handicapées investies en politique…
Georgio Loiseau : Ils restent des hommes et des femmes, avant tout. Nous on a la volonté de faire un mouvement trans-partisan. Personnellement, je n’ai jamais eu un attachement particulier même si, ce n’est pas un scoop, je suis plutôt à gauche, mais je n’ai jamais été encarté dans un quelconque parti. Je ne fais que de la politique locale, je suis maire depuis trois ans, je ne me retrouve pas dans les appareils politiques, les recherches de poste. Moi j’ai un poste dans le privé qui me va bien. Je cherche juste à servir les intérêts des personnes en situation de handicap. J’ignorais toutes ces choses-là concernant Monsieur Annereau et Latifa, et ils se sont bien gardés de me le dire ! Je suis pas foncièrement étonné, parce que la politique ça peut être noble, et sale parfois quand on fait passer ses intérêts personnels avant ses propres convictions.
Question : Vous êtes conscient des écueils d’un mouvement attendu au tournant par les politiques ?
Georgio Loiseau : J’en suis pleinement conscient. Vous savez, je suis militant associatif depuis plus de 10 ans dans le champ du handicap et de l’autisme en particulier. Des prises de position du milieu associatif commencent à s’affirmer, notamment des plus grosses associations gestionnaires de France qui disent « mais qu’est-ce que c’est que ça qui arrive, etc. », parce que là aussi il y a des querelles de pouvoir et d’égo que j’essaie de dépasser, mais on se fait vite rattraper par tout ça un moment donné . Et les politiciens également qui commencent à nous appeler, à nous dire « écoutez, ce serait plutôt opportun de faire ça chez nous plutôt que de partir tout seul ». Ils ont compris que notre projet était plutôt un projet intellectuel, pour sortir des idées chiffrées, dénoncer tout ce qui dysfonctionne.
Question : Donc des réactions plutôt négatives et d’autoprotection d’organisations bien installées plutôt qu’une approche positive ?
Georgio Loiseau : Il y a aussi beaucoup d’associations, et des personnes à titre individuel, qui nous rejoignent. Il y a une vraie contrainte pour les associations gestionnaires de prendre position vis-à-vis d’un mouvement politique : elles sont sous perfusion de l’État à travers les Agences Régionales de Santé, et je pense que si elles s’affiliaient à un quelconque parti ou mouvement, aussitôt on leur ferait comprendre que ce n’est vraiment pas opportun. C’est un moyen de défense pour elles que de dire « on ne va pas adhérer, mais à titre individuel on récupère ces personnes-là » parce qu’elles sont convaincues que notre projet n’est pas farfelu.
Question : Vous devez prendre position sur le choix de société favorisant plutôt la prise en charge en institutions ou, comme le Gouvernement souhaite le faire mais à la française, avec peu de moyens, la vie à domicile…
Georgio Loiseau : Dans toutes mes prises de position, je pense qu’il faut une solution pour chaque situation. Aujourd’hui on ne peut pas ranger tous les gens dans l’inclusion ou le tout institution. Il faut qu’il y ait des offres diversifiées, le handicap c’est de la haute couture ! Par exemple, dans le spectre de l’autisme, on ne peut pas prendre en charge de la même façon un jeune autiste Asperger et un autiste lourd et profond par exemple. L’offre doit être individualisée et c’est en cela que mes propos gênent. L’inclusion, une fois que le mot est prononcé, plus personne ne peut s’offusquer vis-à-vis de ça, moi je me suis permis de le faire en disant « sur l’autel de l’inclusion, on est en train de faire avaler toutes les anguilles à tout le monde » et notamment sur le registre de l’économie. On a essayé de faire porter tous les maux de la société sur l’école, on voit bien ce qu’elle est devenue aujourd’hui surtout en matière d’inclusion des jeunes handicapés. La pluralité de l’offre est indispensable, il faut savoir prendre position quand il le faut. C’est facile de se ranger derrière l’avis de l’ONU qui dit qu’il faut fermer toutes les institutions de France ; c’est faire des raccourcis sur les difficultés de certains jeunes.
Question : A vous entendre, on a le sentiment que le monde du handicap évolue vers une situation binaire, l’institution ou la vie autonome, sans 3e voie ?
Georgio Loiseau : Les établissements tels qu’ils sont aujourd’hui, les Instituts Médico-Éducatifs, les Maisons d’Accueil Spécialisé, les Foyers d’Accueil Médicalisé, doivent évoluer vers plus d’inclusion, mais sur des temps choisis, et ne pas se dire que tous les enfants ont leur place dans l’école de la République. Il y a des temps pour tout, c’est-à-dire qu’un enfant qui est lourdement handicapé devrait bénéficier de temps de décloisonnement. Je pense qu’il faut un modèle hybride.
Question : Les enfants devenus adultes peuvent évoluer vers l’habitat inclusif, qui ressemble furieusement à des mini établissements médicaux sociaux…
Georgio Loiseau : J’ai visité plusieurs de ces habitats. C’est faisable jusqu’à une certaine limite. Des établissements nécessitent du soin, il ne faut pas ranger tout le monde dans les mêmes cases. Ce genre de dispositif hybride doit être une offre complémentaire. La volumétrie est importante parce qu’on a vu en région parisienne des habitats qui ne sont plus du tout à taille humaine, de 70 à 90 jeunes. Il faut voir aussi la sévérité des troubles ; si tout est sécurisé, s’il y a le ratio d’accompagnement nécessaire, pourquoi pas ? Maintenant, quand je vois comment le handicap est appréhendé en France, j’émets quelques réserves.
Question : Pour en revenir à votre mouvement, il sera juridiquement une association ou un parti politique ?
Georgio Loiseau : C’est une association pour commencer, avec un mouvement politique pour fédérer tous les partis. Notre volonté est de rassembler largement toutes les personnes de bonne volonté, pour venir phosphorer avec nous sur un projet commun. Notre ambition c’est aussi de peser dans le débat public, dans toutes les instances. Le mouvement politique est la structure la plus flexible pour nous permettre d’aller chercher toutes les compétences de gauche et de droite. Mais on n’exclut rien, à terme.
Propos recueillis par Laurent Lejard, septembre 2023.