Depuis l’élection législative Suisse d’octobre et novembre 2023, trois citoyens handicapés siègent dans l’équivalent de notre chambre des députés, le Conseil national : Christian Lohr (Le Centre, canton de Thurgovie) et Philipp Kutter (Le Centre, canton de Zurich) ont été réélus, et Islam Alijaj (Parti Socialiste, canton de Zurich) élu pour un premier mandat. Près de quarante candidats handicapés s’étaient présentés, signe d’un fort engagement politique dans un pays où l’exercice démocratique était jusqu’alors relativement peu inclusif. Né en Yougoslavie dans la province du Kosovo (sa famille a émigré en Suisse en 1987), Islam Alijaj s’exprime sur cet engagement.
Question : Quel a été votre parcours personnel et professionnel ?
Islam Alijaj : Je suis né le 18 juin 1986 à Hereq, au Kosovo. Je suis le troisième fils de Mahi et Avdi Alijaj. Ma naissance s’est déroulée normalement, ce n’est que lorsque j’ai eu 7 mois et une forte fièvre soudaine que mes parents ont réalisé que quelque chose n’allait pas chez moi. Le diagnostic : paralysie cérébrale. En raison de mon handicap physique, les gens pensaient aussi souvent que j’étais handicapé mental. Pendant des années, j’ai donc été sous-stimulé dans une école spécialisée et, à 16 ans, j’avais le niveau scolaire d’un élève de sixième. Pendant des années, je me suis battu pour obtenir une formation correspondant à mes capacités intellectuelles, j’ai d’abord fait un apprentissage AFP d’employé de commerce, puis j’ai obtenu un Certificat fédéral de capacité. Je n’ai jamais pu faire d’études. L’assurance-invalidité a convaincu mes parents que je ne pourrais jamais prendre pied sur le premier marché du travail. Mais je n’ai pas abandonné, je me suis engagé de plus en plus pour l’autodétermination et j’ai réussi à entrer au conseil municipal de Zurich en février 2022. Aujourd’hui, j’ai ma place au Conseil national. J’habite à Zurich avec ma femme et mes deux enfants.
Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous engager dans la vie politique ?
Islam Alijaj : En fait, je n’ai jamais voulu devenir politicien. Mon grand modèle était, et reste, Steve Jobs [fondateur d’Apple NDLR], je voulais développer cette force d’innovation également pour les personnes en situation de handicap. Mais je me suis rendu compte que nous, les personnes handicapées, devions d’abord surmonter de nombreuses barrières avant de pouvoir prendre pied dans la société, et encore plus dans l’économie. Et j’ai remarqué qu’au niveau politique, presque personne ne s’engageait pour l’égalité réelle des personnes handicapées. Je me suis donc dit : « bon, tu dois le faire toi-même. »
Question : Comment avez-vous participé à la campagne électorale, et quelle a été la perception des électeurs d’avoir à voter pour un candidat handicapé moteur ayant des difficultés d’élocution ?
Islam Alijaj : Lors de ma campagne électorale, j’ai délibérément voulu me positionner et me présenter comme fort dans la campagne électorale et ne pas miser sur la pitié. Les gens ont parfois fait preuve de préjugés à mon encontre. En raison de mon handicap d’élocution, beaucoup pensaient aussi que j’avais un handicap mental. Mais grâce à ma présentation et à mes idées, j’ai généralement réussi à gagner rapidement les gens à ma cause. Et j’ai toujours été entouré d’une équipe d’assistants qui a compensé mes handicaps. En plus j’ai misé également sur une forte présence en ligne. En effet, dans l’espace numérique, il m’a également été possible de compenser mes handicaps grâce aux aides techniques, tels les sous-titres ou un avatar AI.
Aujourd’hui encore, nous sommes en train de normaliser l’image du travail avec assistance. Mais la campagne électorale a aussi exigé beaucoup de moi : nous étions dehors pendant des heures, par tous les temps, et le froid n’est pas compatible avec mes handicaps. J’aurais dû faire plus attention à mon corps et aller plus souvent au fitness et chez le kiné !
Question : Face aux électeurs Suisses, qui ont approuvé en 2009 par votation l’interdiction de construire des minarets, comment votre prénom Islam a-t-il été perçu alors que l’islamophobie se répand partout en Europe occidentale ?
Islam Alijaj : En effet, c’est vrai que c’est une nouveauté. Mais mon élection au Conseil national est de toute façon une nouveauté. Mon nom, mes handicaps, mes antécédents sont autant de conditions qu’un politicien à succès ne devrait plutôt pas avoir. Je pense toutefois que mon nom n’a joué qu’un rôle secondaire dans cette histoire. Mes parents ont d’ailleurs appelé mon frère Albert, par admiration pour un célèbre mathématicien !
Question : La Suisse arrive au terme d’une période de 20 années d’adaptation du cadre bâti et des transports aux besoins des habitants handicapés mais, tout comme en France, une partie seulement a été réalisée. Quel regard portez-vous sur l’inclusion des personnes handicapées dans la société suisse ?
Islam Alijaj : C’est vrai, nous sommes dans une situation contraire à la loi depuis le 1er janvier 2024 car les transports publics ne sont pas encore accessibles. Pour me rendre à Berne, je dois m’annoncer une heure à l’avance afin que quelqu’un vienne m’aider à monter. J’ai déjà déposé des interventions au Parlement concernant cette situation. En Suisse aussi, il y a encore beaucoup à faire. C’est pourquoi j’ai lancé l’initiative pour l’inclusion, que j’ai déposée le 5 septembre 2024 à Berne [première étape vers un référendum NDLR]. Elle demande l’égalité effective des personnes handicapées, plus d’assistance et le libre choix du lieu et du type de logement. L’image de la personne handicapée comme une créature pauvre et impuissante est encore ancrée dans l’esprit des gens. Je veux changer cela. Mon souhait est une société dans laquelle chaque personne peut développer son potentiel.
Question : Depuis que vous siégez au Conseil National, comment votre perception du parlement a-t-elle évolué ? Et quels sont vos projets politiques ?
Islam Alijaj : Je me rends compte que le Palais fédéral est un peu un bassin de requins ! Tout le monde se bat pour avoir ses cinq minutes d’attention. Mais je me suis bien adapté et après un an, je peux même dire que certains processus sont déjà routiniers. Fondamentalement, je veux créer une Suisse inclusive, dans laquelle chaque personne peut développer son potentiel. C’est pourquoi divers thèmes figurent à mon agenda, comme par exemple l’égalité juridique effective des personnes handicapées. Dans mon travail, je veux augmenter la visibilité économique et politique des personnes handicapées. L’inclusion n’est pas un thème de niche. Je veux faire de l’inclusion un courant dominant, c’est pourquoi je pense et intègre le thème du handicap dans chaque sujet. Je suis également en train de chercher des solutions avec toutes les parties prenantes afin de rendre les transports publics vraiment accessibles dès que possible. Comme je l’ai déjà mentionné, nous sommes dans une situation illégale depuis le début de l’année. En effet, les écoles spéciales séparatives n’ont pas leur place dans une Suisse inclusive.
Propos recueillis par Laurent Lejard, octobre 2024.
PS : l’initiative populaire Pour l’égalité des personnes handicapées (initiative pour l’inclusion) a été validée le 22 octobre par la Chancellerie Fédérale.