Depuis les scandales sexuels générés par le comportement de Dominique Strauss-Kahn en 2011 et Harvey Weinstein fin 2017, la parole des victimes essentiellement féminines a commencé à se libérer. #MeToo aux Etats-Unis, #balancetonporc en France (dont l’initiatrice Sandra Muller vient d’être relaxée en appel de l’accusation de diffamation), et maintenant #Incestehandicap lancé par l’organisation de défense des femmes handicapées Femmes pour le Dire Femmes pour Agir. Là, c’est un autre aspect des violences sexuelles que l’association veut investiguer, celles qui sont infligées à des femmes handicapées par un parent, un frère ou une soeur. Un phénomène constaté par les écoutantes de son service téléphonique Écoute Violences Femmes Handicapées.
L’inceste génère des handicaps
« Je rencontre assez souvent des situations de handicap résultant d’inceste, explique Sandra Dachraoui, psychologue à l’Institut de victimologie. Trois femmes sur cinq souffrent au cours de leur vie de pas mal de pathologies invalidantes, sans pouvoir faire un lien direct avec l’inceste, mais avec une forte hypothèse. » Elle relate le cas d’une femme femme mariée qui a quitté le domicile conjugal quand son mari l’a menacée de la violer : dans l’entretien, elle évoquait un souvenir de violence au sein du couple parental dans lequel elle avait joué un rôle de bouclier. Son père s’introduisait dans la chambre qu’elle occupait avec ses deux soeurs, elle se laissait caresser pour qu’il ne s’en prenne pas à elles. Cela lui a laissé une affection du coccyx, qui a ensuite disparu jusqu’à son mariage, puis une reconnaissance du handicap et des séquelles psychiques. Elle s’est reconstruite en faisant des enfants au sein d’un nouveau foyer.
« Les victimes n’ont pas forcément accès à une reconnaissance du handicap, poursuit Sandra Dachraoui, mais elles vivent avec des troubles psychiques ou somatiques. Inceste et handicap est un vrai problème qui n’a pas été étudié, alors qu’il concerne tous les milieux sociaux. Dans la clinique du trauma, j’ai rencontré autant de milieux favorisés que défavorisés. » Pourtant, la recherche publique est vide, sans littérature scientifique : « Le gros problème est d’ordre diagnostique, il est difficile de poser quelque chose de l’ordre de l’invalidité lié à l’état de stress post traumatique. Les victimes qui ont des difficultés à dormir, sortir, nouer des relations sociales ont l’impression que l’accès à la Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé va les suivre à vie. » Cette perception d’un dispositif de reconnaissance fait alors peser un poids en termes physiques et psychologiques. « Le vrai problème, conclut Sandra Dachraoui, c’est sur la durée, la temporalité du trouble en sortant du déterminisme français ; c’est la question à travailler et le message à faire passer. » Victime un jour, mais pas toujours.
Le handicap ne protège pas de l’inceste
Médecin psychiatre, Jocelyne Vaysse a rencontré cette réalité : « Je m’y suis retrouvée dans ma profession de psychiatre psychologue hospitalier. Dans le contexte du handicap mental et psychique d’un certain nombre de patients en hôpital de jour, j’ai remarqué qu’un bon tiers présentaient des relations incestueuses dans l’enfance. Ou bien un événement survient qui fait remonter une aventure incestueuse dans l’enfance. C’est un phénomène caché, oublié, qui ressort un peu par hasard. » Dans ce contexte, elle a constaté que cela touchait également des jeunes garçons devenus hommes. Depuis sa retraite, Jocelyne Vaysse participe à Écoute Violences Femmes Handicapées : « On a recensé assez peu de victimes d’inceste, moins de 3% depuis notre activité d’écoute sur 3 ans. Ce chiffre n’est pas très significatif mais en fait la majorité des femmes qui appellent le font en lien avec l’actualité, pour évoquer des violences dans l’enfance. Et à cette occasion on constate 6% de violences incestueuses. Les femmes qui en parlent sont alors en grande partie âgées de plus de 25 ans. Leurs agresseurs sont surtout des adultes mais également la fratrie pour 10% des actes. » Si Jocelyne Vaysse constate que la parole se libère, elle déplore que les personnes handicapées aient très peu d’appui, et des difficultés à dénoncer : « En général, les appelantes sont des femmes d’un certain âge qui appellent pour des violences, parfois par d’anciens partenaires. C’est dans la discussion que le sujet arrive, ‘je vois ce que vous voulez dire, quand j’étais enfant…’, une réflexion qui presque incidemment laisse entendre un acte incestueux. On reçoit peu d’appels sur l’inceste en première intention. Les autres parlent dans l’actualité de leur vie, alors on ne l’a pas forcément noté. Il y a peu d’agressions violentes, elles sont sournoises, manipulatrices, enjôleuses, d’un amour démesuré ‘l’amour c’est comme ça dans d’autres familles’. Les agresseurs peuvent être des collatéraux ou des mineurs de la fratrie. Les victimes mettent du temps à en parler, au terme d’un long parcours de psychothérapie. » C’est pour documenter cette réalité et comprendre le processus d’abus familial sur une enfant ou jeune handicapée qu’#Incestehandicap est lancé. Les premiers résultats de cette libération de la parole sont annoncés pour le 25 novembre.
Laurent Lejard, avril 2021.