Je suis un chirurgien qui se consacre exclusivement à la chirurgie de l’ensemble des lésions neurologiques sur les membres, et je vois des choses inacceptables. Ce désert de soins et de prévention est un sujet de santé publique absolument majeur. Nous devons trouver des solutions pour éviter les dégradations sanitaires importantes qui aggravent les incapacités.
L’état de nombreuses personnes handicapées est loin de rester stable. C’est ainsi que celles qui présentent des séquelles de polio importantes peuvent créer des syndromes post- polio 30 à 40 ans après. D’autres, atteintes de scléroses en plaques et n’ayant pas eu de poussées depuis 10 ou 20 ans, peuvent en avoir une subitement. Le problème est de ne pas considérer que ces évolutions sont inéluctables et les diagnostiquer pour envisager des possibilités thérapeutiques. Par ailleurs, il convient d’anticiper et de prévenir des complications secondaires à la lésion, qu’elles soient motrices, respiratoires, digestives ou urinaires. Est- il acceptable qu’apparaisse au bout de 20 ou 30 ans chez un incontinent urinaire d’origine neurologique une insuffisance rénale, en raison d’un retentissement sur les reins d’infections urinaires à répétition n’ayant pas assez été prises en charge ? De même est- il acceptable de voir en consultation des patients adultes présentant des déformations majeures ne permettant plus d’assurer le nursing, en raison d’une évolution d’une hypertonie spastique ?
Ces exemples expriment un dysfonctionnement du suivi sanitaire de ces personnes. Nous ne répondons pas correctement aux besoins. Toute personne handicapée adulte, particulièrement lorsqu’elle est vieillissante, doit pouvoir bénéficier tous les deux ou trois ans de la possibilité de « faire le point », c’est-à-dire être examinée par une équipe pluridisciplinaire afin de prévenir une éventuelle complication, de diagnostiquer précocement une aggravation qui peut être majeure, source de surhandicap et de modification de son autonomie.
Si devant un enfant ou un adolescent handicapé on continue à se battre, lorsque la personne est adulte et vieillissante, on considère la situation stabilisée, inéluctable. Il n’y a plus de progrès possible. La personne handicapée disparaît des lieux d’évaluation sanitaire et du questionnement sur les possibilités d’amélioration. Cet isolement sanitaire est accru par l’inquiétude, chez la personne handicapée vieillissante, du risque que tout acte médical peut provoquer une aggravation. Elle ne croit plus à une possibilité d’amélioration de son état, se connaît, et craint toute intervention qui la ferait régresser. Cela impose pour les soignants de pouvoir passer des accords et des contrats clairs avec des personnes handicapées afin qu’elles puissent comprendre ce qui peut être fait pour améliorer leur autonomie, et en connaître les risques.
Il est également indispensable d’essayer de prévenir tous les déséquilibres en rapport avec une modification des phénomènes de suppléance ou de compensation. Je prendrai l’exemple de personnes atteintes d’un spina- bifida, utilisant un fauteuil roulant. L’épaule peut se dégrader et si nous n’y prenons pas garde, cela peut entraîner des lésions qui vont aggraver le handicap. L’aide technique que l’on propose à une personne de 30 ans et à une personne de 50 ans est forcément différente. Le poids et la capacité musculaire peuvent également représenter un problème. Des ruptures peuvent se produire suite à une prise de poids même limitée à 3 ou 4 kilos; la personne handicapée devra participer et faire un effort de prévention pour « entretenir son corps ».
De très nombreux phénomènes et pathologies intercurrents peuvent se produire du jour au lendemain soit à la suite d’un traumatisme ou d’une maladie. Eviter leur survenue pose aux personnes handicapées le problème de leur accès à l’ensemble des domaines de prévention proposées à la population, comme le traitement de l’ostéoporose, le vaccin antigrippal, etc. S’ils surviennent, il conviendra de les diagnostiquer et de les traiter le plus précocement possible, pour éviter une rupture dans un équilibre souvent fragile. Ce n’est pas sous prétexte que l’on est une personne handicapée adulte vieillissante que les traitements propres à tout un chacun ne doivent pas être réalisés sous le prétexte que la personne est déjà « suffisamment handicapée ».
La prévention impose la création de véritables réseaux. En Ile-de-France, à l’AP- HP en relation avec l’ensemble des autres partenaires du secteur sanitaire et médico- social, nous avons essayé de développer un certain nombre de réseaux. Exemple, les réseaux polyhandicap, IMC, blessés médullaires, traumatismes crâniens, autisme. Les réseaux sont importants parce que, à une pathologie correspond souvent une problématique représentée par le milieu associatif. Ils nous permettent de définir des besoins, d’avoir des suivis épidémiologiques, d’identifier les équipes référentes. Nous avons besoin de connaître les services, les équipes capables de prendre en charge la personne handicapée vieillissante. Les réseaux permettent également de proposer des bilans réguliers, moment de questionnement pluridisciplinaires où l’avis du service social ou des accompagnants de la structure médico- sociale est aussi important que celui du médecin et des autres acteurs. Le caractère indispensable de ces évolutions doit être pris en compte par les autorités de tutelle.
Docteur Philippe Denormandie, Conseiller au Cabinet du Directeur Général de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris, janvier 2003.