De nombreux parents s’inquiètent, à juste titre, du devenir des enfants handicapés dont ils ont la charge. La vulnérabilité des personnes handicapées mentales vivant au sein de leur famille est une source d’anxiété : comment subviendront-elles à leurs besoins après le décès du dernier des parents ? La psychologue Marielle Robitaille s’est intéressée à un autre aspect de l’impact de la disparition des parents, le sentiment de deuil. L’auteure est partie de sa propre expérience de trente années aux côtés de personnes déficientes mentales : « Je réalisai avec beaucoup de désarroi et de consternation à quel point nous nous étions comportés comme si, à très peu d’exceptions près, les personnes atteintes de déficience intellectuelle n’éprouvaient pas la souffrance du deuil quand des êtres chers mouraient ».
Cette négation de la souffrance se retrouve au sein du personnel des établissements observés par l’auteure. Elle raconte, par exemple, le deuil de Vincent, polyhandicapé privé de la parole, qui partageait ses activités avec Jean; ce dernier meurt subitement, son décès traumatise les personnels qui « évacuent » cette disparition. Mais Vincent souffre de cette absence qu’il ne comprend pas, devient insomniaque et brutal. Il faudra une longue thérapie, comportant la reconstitution du « passage » de Jean, pour que Vincent comprenne l’absence, l’accepte et retrouve son calme intérieur. Les intervenants devront user à la fois d’intelligence pour comprendre le comportement de Vincent, mais également de persuasion avec les employés du Centre de jour qui l’accueille.
Durant la période de thérapie, Vincent est en effet devenu incontinent, comme s’il voulait bien marquer que le départ de Jean « le fait chier », pour reprendre l’expression de Marielle Robitaille. Citant le chercheur français Henri Jacques Sticker, elle déplore l’absence quasi totale d’ouvrages en langue française sur le deuil des personnes handicapées mentales. Elle rappelle que leur espérance de vie n’a progressé que depuis une trentaine d’années et qu’il était jadis assez rare qu’elles survivent à leurs parents. Elle conteste « l’une des croyances les plus nuisibles » selon laquelle les déficients intellectuels ne comprennent pas le sens de la mort, ce qui fait qu’ils n’en seraient pas affectés et qu’il ne serait pas nécessaire qu’ils fassent le deuil d’un être cher. Elle rappelle l’impact des grandes institutions « où les manifestations d’émotion sont découragées et où les relations interpersonnelles sont difficiles à maintenir », qui explique en partie l’indifférence apparente de certaines personnes à l’annonce du décès d’un proche. Marielle Robitaille fait par ailleurs un sort à la crainte d’un comportement incongru lors des cérémonies funèbres, qui trouve son origine dans une mise à l’écart de la plupart des personnes handicapées mentales des conventions sociales vécues et admises par la population générale.
Au-delà du constat, Marielle Robitaille présente d’autres courts exemples de situations découlant de son expérience. Elle propose quelques conseils de prévention pour préparer et faire face à une disparition annoncée ou subite, soutenir les familles. Elle met en évidence « la compréhension intuitive de la vulnérabilité » qu’ont développé des personnes déficientes intellectuelles (et qui leur permet de percevoir que « quelque chose ne tourne pas rond ») ainsi que leur capacité « à vivre chaque moment comme il se présente ». S’appuyant sur le vécu, l’auteure conclut par un propos d’humilité : « L’accompagnement [du deuil] des Sans- voix reste une pratique entièrement à créer et à réinventer ». Cet accompagnement repose sur les familles, avec le soutien des professionnels, qui doivent, dans l’épreuve de la disparition et du deuil, dépasser leur propre angoisse de la mort pour aider leurs parents handicapés à passer ce cap douloureux, « pour accepter de vivre à nouveau pleinement sans l’autre, en s’ouvrant à l’immensité de la vie, à tout ce qu’elle nous offre à chaque instant ».
Jacques Vernes, octobre 2004.
La peine des Sans-voix L’accompagnement des déficients intellectuels en deuil Editions Académie Impact (Québec, 19,90 CAD + frais d’envoi. Non encore distribué en France).