Ce n’est pas encore demain que l’expérimentation du relayage à la française sera mise en oeuvre, mais la loi qui doit l’instaurer est presque votée et la disposition en question ne sera pas modifiée par sa dernière lecture à l’Assemblée Nationale. Il s’agit, pendant trois ans, de tester le remplacement d’aidants familiaux au domicile de personnes handicapées ou âgées dépendantes par des professionnels en dérogeant à d’importantes règles du droit du travail : les salariés volontaires devront travailler 24 heures sur 24 pendant une semaine, comme le précise l’étude d’impact du projet de loi : « La mise en place d’un dispositif de baluchonnage, réalisé par un service ou adossé à un établissement, se heurte en France à des obstacles liés aux règles applicables en matière de temps de travail et de durée de repos. En effet, le dispositif tel qu’il est prévu doit permettre le remplacement de l’aidant au domicile, en assurant l’accompagnement de la personne prise en charge 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Or, le temps de travail du baluchonneur étant porté à 24h, son repos quotidien se trouve de fait supprimé. » Vous lisez bien : le salarié baluchonneur travaillera jour et nuit pendant une semaine ! Si vous avez un doute, l’étude d’impact se charge de le dissiper : « Le cadre juridique en vigueur, pour des interventions assurées par une structure employant elle-même des salariés (par opposition à l’emploi direct), ne permet pas des interventions en continu sur plusieurs jours assurées par une seule personne. »
L’aidant-aidé autorisé à violer le droit du travail ?
Avocate au barreau de Paris, spécialiste du droit du travail, Laurence Martinet-Longeanie a publié il y a quelques mois un intéressant article sur le délit de marchandage ou prêt de main d’oeuvre illicite : « Ils consistent peu ou prou en un prêt illicite de main d’oeuvre d’une société à une autre, dès lors qu’il permet d’éluder l’application des dispositions de la loi, de règlement ou de convention ou accord collectif de travail. Or, le projet de loi renforçant l’efficacité de l’administration pour une relation de confiance avec le public prévoit en son article 29, l’expérimentation d’un ‘relayage’ au domicile qui permet d’assurer la continuité de l’accompagnement d’une personne âgée en perte d’autonomie à son domicile pendant plusieurs jours successifs. Il s’agit en effet de répondre au besoin de relayer les aidants dont la charge de travail est la plus lourde, étant donné que les personnes qu’ils aident ont besoin d’une présence ou de soins constants à leur domicile et ce, en sollicitant l’affectation à son domicile d’un salarié d’établissements ou de services médico-sociaux. » Pour réaliser ce relayage, le projet de loi s’appuie sur l’expérience québécoise du baluchonnage acquise depuis 1999 auprès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, qu’il propose de transposer purement et simplement : « Il se fonde sur le maintien d’un seul baluchonneur au domicile de l’aidé », précise l’étude d’impact. Ce qui pose problème en France, relève Laurence Martinet-Longeanie : « Toujours est-il que ce dispositif déroge aux règles du droit du travail tant en ce qui concerne le temps de travail que la durée du repos quotidien. Il suffit pour s’en convaincre de constater qu’il est prévu que la totalité des heures accomplies pour le compte des établissements ou services par un salarié ne peut excéder un plafond de 48 heures par semaine en moyenne, alors que l’appréciation du plafond inclut l’ensemble des heures de présence au domicile et même sur le lieu de vacances lorsqu’il s’agit des séjours dits de répit aidants-aidés. Mais il y a pire, puisque les salariés bénéficieraient au cours de chaque période de 24 h d’une période minimale de repos de 11 heures consécutives qui peut être supprimée. C’est ainsi qu’un paradoxe évident apparaît dans la mesure où, par exemple, le sous-traitant qui supprime l’ancienneté d’un salarié détaché est sanctionné pour avoir commis le délit de marchandage et peut devoir régler une amende de 30.000 et 150.000 euros, mais que l’aidé-aidant pourrait supprimer le temps de repos du salarié détaché en toute impunité. »
Le CNCPH désapprouve.
Ce n’est pourtant pas sur les dérogations aux conditions de travail des relayeurs que le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH) avait émis un avis défavorable en novembre 2017 : « S’agissant de l’article 37 [numérotation dans le projet de loi présenté à l’époque NDLR], cette disposition prévoit le principe d’une expérimentation sur une période de trois ans qui vise à permettre que des salariés volontaires des établissements et services d’accueil […] relaient l’aidant d’une personne âgée ou d’une personne avec handicap à domicile afin de lui assurer un nécessaire temps de repos. Ce relayage de l’aidant est prévu pour une durée qui dépasse la durée légale actuelle du travail et que détermine l’article 37. » L’attention de l’Administration avait alors été appelée sur la formation et sur le profil des relayeurs : « Plusieurs intervenants observent que le sujet du relayage est exclusivement envisagé sous l’aspect de dérogations au code du travail, ce qui se traduit notamment par un manque d’indication du financement de cette mesure lorsque le relayeur accompagne une personne en situation de handicap. Différents membres du CNCPH soulignent les difficultés que pose la rédaction actuelle de cet article qui réunit des références juridiques cependant distinctes, telles que celles relatives aux établissements et services, avec des mesures concernant les salariés des services mandataires ainsi que des dispositions relevant de la convention collective nationale du particulier-employeur, ce qui les conduit à s’interroger sur la cohérence en droit de cet ensemble. Ce texte étant présenté pour information, le CNCPH prend acte de ces dispositions, maintient son avis défavorable du mois de juillet dernier et interviendra auprès des parlementaires pour étudier les possibilités d’amendements de certaines dispositions relatives au relayage. » Les parlementaires n’ont pas suivi, et approuvé le texte initial.
De plus, le projet de texte ne crée pas de financement spécifique pour les prestations de relayage, constate Yves Mallet, qui suit ce dossier pour la Coordination Handicap et Autonomie : « Il n’y a pas besoin de faire une loi pour cela puisque cette disposition figure déjà dans le Code de l’action sociale et des familles, à savoir qu’une personne handicapée est maitre de la répartition des heures que la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) lui a accordées. Donc, à tout moment elle peut modifier les heures d’aidant familial en prestataires ou mandataires, juste en prévenant le service payeur du conseil départemental, ça ne passe même pas par la MDPH, ni la CDAPH. » Cela, bien évidemment, dans les départements qui respectent la loi et la réglementation, nombre d’exemples témoignant de la rigidité parfois appliquée. « Il y a plus grave, poursuit Yves Mallet; le ‘baluchonnage’ est prévu pour avoir une auxiliaire de vie 24 heures sur 24 et cela plusieurs jours de suite. Il va donc falloir financer ces heures, et la seule transformation des heures d’aidant familial en prestataire ne suffira pas, très loin de là. Et encore faudrait-il qu’il y ait des heures d’aidant familial déjà attribuées par la CDAPH. En prenant l’exemple d’une personne qui aurait même 10 heures d’aide par jour, qui financera les 14 heures restantes ? En fait, certains services prestataires parlent de ‘forfaits’ journaliers financés par la personne demanderesse, c’est un moindre mal pour effectivement la personne handicapée. Mais le service prestataire va, lui, tout de même payer son ou sa salariée pour le nombre d’heures effectuées, et comme ces services ont déjà financièrement du mal à assurer, comment vont-ils trouver le financement ? »
Entre son absence de financement et les exorbitantes dérogations au temps de travail qui pèseront sur la qualité de vie des salariés « volontaires », le baluchonnage à la française semble bien mal parti.
Laurent Lejard, mai 2018.
Merci à Maître Laurence Martinet-Longeanie, avocate au barreau de Paris, pour son analyse juridique.