« Nous n’avons pas perçu de la part des trois grandes associations qui fédèrent les établissements et services pour handicapés, l’APF France Handicap, l’Unapei et l’Association pour adultes et jeunes handicapés (Apajh), une réelle prise en compte du problème des violences sexuelles sur mineurs à hauteur de l’enjeu ». La sénatrice socialiste Michelle Meunier était sévère lors de l’examen et l’adoption, le 28 mai dernier, d’un rapport du Sénat relatif à la répression des infractions sexuelles sur les mineurs. « Nous avons tenté d’organiser une table ronde sur le handicap avec les associations concernées mais seule l’une d’entre elles a répondu à notre invitation », relevait en séance le 7 mai la présidente de la Mission, la sénatrice Catherine Deroche. Le rapport souligne les actions de prévention réalisées par l’Education Nationale et les organismes d’accueil collectif de mineurs, et relève des lacunes, dont celles d’associations gestionnaires d’établissements et services pour jeunes handicapés : « La mission d’information est particulièrement préoccupée, à l’issue de ses six mois d’investigation, par le décalage qu’elle a perçu entre la vulnérabilité des mineurs handicapés, public fragile et peu à même de dénoncer, et la faiblesse des contrôles effectués au moment du recrutement par les établissements et services sociaux et médico-sociaux qui les accueillent. » Il met notamment en cause l’absence de demande de consultation du fichier des délinquants et criminels sexuels (FIJAISV) et une confusion entre les bulletins de casier judiciaire pouvant être consultés. Qu’en disent les trois organisations mises en cause ?
Confusions à la Fédération Apajh
Pour ce qui concerne la Fédération des Associations pour Adultes et Jeunes Handicapées (Apajh) dont plus d’un tiers des 700 établissements médico-sociaux reçoivent des enfants ou jeunes mineurs, le rapport est sévère : « Quant aux réponses écrites de l’APAJH, elles révèlent que le sujet des violences sexuelles n’est pas une préoccupation majeure dans ses établissements : l’association ne dispose pas d’éléments permettant de faire état de la particulière vulnérabilité des mineurs handicapés et il n’existe pas de formation systématique des professionnels au sein de cette fédération sur la détection et la prévention des violences sexuelles. » Ce que justifie son directeur général adjoint, Jean-Christophe Janny : « La question des maltraitances sexuelles faites aux enfants est une préoccupation de notre mouvement, qui ne se détache pas des autres actes de maltraitance graves que nous pouvons rencontrer dans la vie ordinaire. Les personnes en situation de handicap sont un public fragile, vulnérable, pour lequel nous devons avoir une vigilance de tous les instants. Au moment de l’embauche d’un employé, on vérifie qu’il n’a pas commis un délit grave en demandant systématiquement le bulletin n°3 du casier judiciaire. » Ce bulletin contient les condamnations pour crimes et délits supérieures à 2 ans de prison prononcées en France ou à l’étranger, ainsi que celles qui sont inférieures si le tribunal l’ordonne, des déchéances ou incapacités en cours d’exécution et le suivi socio-judiciaire ou une peine d’interdiction d’exercer une activité professionnelle ou bénévole impliquant un contact habituel avec des mineurs. « Comme la mission sénatoriale le relève, il y a une difficulté à recevoir les informations des autres bulletins judiciaires qui pour l’instant ne nous sont pas communiquées, ajoute Jean-Christophe Janny. C’est potentiellement un trou dans la raquette, mais malgré tout il appartient aux directeurs de structures de veiller à ce que les actes de maltraitance fassent l’objet d’une vigilance absolue au quotidien, et d’un signalement lorsqu’un cas se produirait. »
La Fédération Apajh ignore visiblement que ses chefs d’établissements peuvent obtenir communication du bulletin n°2 du casier judiciaire, plus complet, qui leur sera transmis selon les dispositions du code pénal (articles 776 et D571-4). « Lorsque nous demandons aux Agences Régionales de Santé les informations liées aux personnes que nous employons, poursuit Jean-Christophe Janny, la question de la rapidité de transmission des informations se pose. » Pourtant, les directeurs d’ARS disposent d’un accès au FIJAISV et au casier judiciaire par télécommunication sécurisée, la réponse devrait être immédiate. Les établissements de l’Apajh demandent-ils systématiquement ce bulletin via l’ARS ? « Non, ce n’est pas un acte systématique, reconnaît Jean-Christophe Janny. Par contre nous avons systématisé la remise du bulletin n°3 lors de l’embauche. » Qu’en est-il de l’interrogation du fichier des délinquants sexuels ? « Je l’ai vu à la lecture du rapport de la mission sénatoriale, je n’ai pas d’informations précises sur ce sujet, poursuit Jean-Christophe Janny. Malgré tout, nous avons l’obligation de signaler les actes de maltraitance et des procédures bien en place avec les Conseils Départementaux et les ARS. » Qu’en est-il au fil du temps, pour s’assurer qu’un employé n’a pas commis d’infraction sexuelle depuis une embauche qui peut être lointaine ? « Nous recevons très régulièrement des alertes des ARS suite à des condamnations pénales. Si un employé qui a commis un délit ou crime sexuel change de département, ce réseau d’alerte fonctionne bien. » Et comment l’Apajh s’assure-t-elle des personnels des prestataires extérieurs en contact avec ses usagers ? « Lorsqu’il s’agit d’enfants, des professionnels des structures Apajh accompagnent les intervenants extérieurs », conclut Jean-Christophe Janny.
L’Unapei fait confiance à ses 550 associations
« L’Unapei n’a pas davantage souhaité apporter de réponses écrites aux questions de vos rapporteures, considérant qu’elle n’avait pas les compétences internes requises pour traiter de ce sujet ‘pointu », relève le rapport de la mission sénatoriale. Vice-présidente de l’Unapei, Coryne Husse avance une autre justification : « On est dans un contexte où il y a plein de missions, on est contraint de prioriser. On faisait confiance aux autres associations. » Union d’associations locales (Adapei, Papillons Blancs, etc.) de personnes handicapées intellectuelles et leurs familles, l’Unapei se concentre sur l’accès et la connaissance par les usagers de leurs droits et devoirs. « Nous intervenons à plusieurs niveaux, poursuit Coryne Husse, pour faire connaître et respecter la loi de 2002 sur les institutions médico-sociales et la charte des droits et libertés de la personne accueillie. Nos associations sont également contrôlées par les autorités de tarification. Nous agissons également pour l’information des personnes déficientes intellectuelles en langage facile à lire et à comprendre de leurs droits et devoirs. Nos associations sensibilisent les gendarmes et policiers à l’écoute des personnes handicapées intellectuelles, pour prendre en compte les spécificités de leur expression, recueillir leur parole sans brusquer ou traumatiser. Dire que c’est fait dans toutes nos établissements et services serait mentir mais la plupart des usagers sont concernés. Mais comment détecter des signes d’agressions de personnes vivant à domicile, et objectiver leur vécu ? »
Coryne Husse ajoute que des procédures de mise à l’écart sont déclenchées dès qu’un employé est suspecté d’actes de maltraitance, pendant toute la durée d’enquête, au risque de se retrouver en difficulté : une association de la Creuse a, il y a quelques années, écarté un salarié protégé par une fonction représentative, qui a porté l’affaire en justice ce qui a contraint la structure à créer un poste au siège, sans contact avec des usagers. Comment la probité des employés est-elle vérifiée à l’embauche ? Concernant les procédures de recrutement, chaque association a ses procédures. L’Unapei préconise le contrôle du casier judiciaire pour les employés et les bénévoles, et demande aux prestataires extérieurs de l’effectuer. « Je ne peux assurer que toutes nos associations le font, tempère Coryne Husse. Les bénévoles doivent être accompagnés de professionnels. » Outre les alertes de l’ARS évoquées plus haut, l’Unapei utilise son réseau pour diffuser des signalements concernant des salariés pour lesquels des faits de maltraitance sont avérés. « S’assurer de la bientraitance fait partie de notre responsabilité », conclut Coryne Husse.
Silence de l’APF France Handicap
Si l’APF France Handicap a été la seule à répondre à l’invitation de la mission sénatoriale, cette organisation n’a pas souhaité répondre à nos questions. Le rapport, dont les comptes-rendus n’intègrent pas l’audition de ses trois représentantes auditionnées, expose toutefois les explications de cette association : « Les responsables de l’association APF France handicap auditionnés par vos rapporteures, semblant méconnaître les règles en vigueur, ont indiqué que les établissements gérés par des personnes privées ne pouvaient pas solliciter le bulletin n°2 du casier judiciaire, contrairement aux employeurs publics. Ils ont précisé que ces gestionnaires exigeaient systématiquement le bulletin n°3 du casier judiciaire des candidats en vue d’un recrutement. Ils ont ajouté que les agences régionales de santé informaient par ailleurs les gestionnaires d’établissements sur certains cas individuels. Au titre des bonnes pratiques et des mesures de sensibilisation, l’association APF France Handicap effectue une sensibilisation à la gestion et au traitement des évènements indésirables pour les cadres des établissements. »
Tout comme la Fédération Apajh, avec cette différence : « APF France handicap […] envisage d’exiger que les personnels employés par des prestataires intervenant dans leurs établissements aient des casiers judiciaires vierges, en posant cette condition dans les contrats conclus entre établissements et prestataires […] Au titre des bonnes pratiques et des mesures de sensibilisation, l’association APF France Handicap effectue une sensibilisation à la gestion et au traitement des évènements indésirables pour les cadres des établissements. Pour les professionnels au contact des personnes accompagnées, tels que les éducateurs ou les personnels de soins, des sensibilisations sont assurées sur la prévention et le traitement des situations de maltraitance. Ces mesures permettent notamment d’appliquer l’obligation faite aux établissements de signaler tout dysfonctionnement grave. Par ailleurs, en cas de suspicion d’infraction sexuelle, des mesures d’éloignement sont prises par précaution et la famille de la victime est systématiquement informée. Un signalement est effectué au procureur de la République. »
Et la parole des personnes handicapées ?
Une seule association auditionnée a porté la parole des personnes handicapées, l’Association francophone de femmes autistes (AFFA) par la voix de sa cofondatrice et présidente, Marie Rabatel, lors de son audition. Elle a rappelé que « 88% des femmes autistes ont été victimes de violences sexuelles, 51% ont vécu un viol, 31% avant l’âge de 9 ans […] Comment évaluer l’ampleur des agressions sexuelles contre les mineurs en situation de handicap ? Certains profils sont plus touchés que d’autres. Un enfant handicapé à quatre fois plus de ‘chances’ d’être victimes de violences sexuelles qu’un enfant qui ne l’est pas. Les enfants aveugles, malentendants, ceux qui s’inscrivent dans le spectre de l’autisme, les déficients intellectuels et ceux qui sont atteints d’un trouble de communication sociale sont plus touchés que les autres. Le fait qu’une seule des associations que vous avez invitées ait accepté de venir montre à quel point les violences sexuelles dans le monde du handicap restent une question taboue. »
Marie Rabatel doute de la bonne volonté de ces associations gestionnaires : « Quand les enfants s’expriment, verbalement ou corporellement, ils ne sont ni écoutés ni entendus, pas plus que leurs parents quand ils dénoncent les faits se produisant dans des institutions. Les parents sont les otages des institutions : quand ils dénoncent les violences subies par leurs enfants, on leur fait comprendre qu’ils doivent s’estimer heureux que ceux-ci y soient accueillis et qu’ils ne peuvent pas porter plainte. Quand ils le font, ces parents font l’objet d’un signalement préoccupant de l’aide sociale à l’enfance (ASE). De nombreux parents et professionnels nous ont alertés sur cette stratégie qu’on retrouve dans toutes les institutions : elles se protègent au lieu de protéger les enfants qu’elles accueillent ! Le résultat, c’est que ces enfants restent en contact constant avec leurs agresseurs. Or le but de ces enfants, c’est de gagner en autonomie selon leurs compétences et leurs capacités. Si les conséquences des viols que ces enfants subissent ne sont pas prises en compte, leur handicap et leur dépendance ne peuvent que s’accroître. »
La parole des enfants et adolescents handicapés est en effet fréquemment contestée par les professionnels : « Un enfant, autiste ou non, n’est pas en capacité de mentir ou de tricher, poursuivait Marie Rabatel. Un enfant autiste, quant à lui, éprouvera des difficultés dans sa communication sociale. Il comprendra difficilement ce qu’on lui demande, ce qui est bien, ce qui n’est pas bien, ce qu’on lui fait. Ce qui augmente la vulnérabilité de ces enfants handicapés, c’est qu’ils sont constamment accompagnés par des personnes extérieures à leur famille. En particulier, ils sont amenés à emprunter différents modes de transport (véhicule sanitaire léger, taxi) pour se rendre chez leur thérapeute, et de nombreux parents nous ont informés que leurs enfants leur avaient relaté des actes qu’ils avaient subis au cours de ces transports. On pourrait faire les mêmes remarques s’agissant des prestataires intervenant à domicile. » Et elle en tire une réflexion glaçante : « J’ai vraiment l’impression que rien n’a bougé depuis la publication en 2003 du rapport du Sénat sur la maltraitance envers les personnes handicapées. »
Des solutions modestes
Après avoir constaté des lacunes, la mission sénatoriale préconise trois mesures pour améliorer la prévention du risque de violences sexuelles sur les mineurs handicapés accueillis en établissements médico-sociaux, : « la diffusion, par les services de l’État, d’une information claire sur les procédures de contrôle à appliquer par les gestionnaires lors d’un recrutement, l’obligation, en complément du bulletin n°2 du casier judiciaire, de consulter le FIJAISV pour le recrutement du personnel de ces établissements, l’application de ces mesures de contrôle aux employés des prestataires de services des établissements qui sont susceptibles d’être en contact avec des mineurs handicapés (transports, restauration, entretien, etc.). » Ces propositions seront-elles suivies par la tutelle d’État ?
Laurent Lejard, juin 2019.