Le 5 juillet dernier, un surprenant rapport a été publié par le Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (CSEN), à une période où élèves et enseignants sont en vacances, et les associations de parents en activité réduite. « La scolarisation des élèves sourds en France : état des lieux et recommandations », rédigé par Stéphanie Colin (maîtresse de conférences en psychologie cognitive et du développement), Carlo Geraci (directeur de recherche au CNRS), Jacqueline Leybaert (professeure à l’université libre de Bruxelles) et Christine Petit (neurobiologiste et généticienne). Il traite des processus d’acquisition linguistique par les enfants nés ou devenus précocement sourds et formule des recommandations scientifiques aboutissant à cette filière unique : appareillage ou implantation cochléaire dès le plus jeune âge pour intégrer un parcours d’apprentissage oral du français avec, au besoin, le complément de la Langue française Parlée Complétée (LfPC ou LPC) ou de la Langue des Signes Française (LSF). Une oralisation qui serait scientifiquement justifiée, tout comme les conclusions de « savants » du XIXe siècle exigeant lors d’un congrès à Milan en 1880 l’interdiction de la langue des signes ! Qu’en pensent les organisations de parents ?
L’Éducation Nationale veut de l’oralisation
« Nous avons participé en janvier dernier à une réunion de travail avec l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale, se remémore Catherine Vella, présidente de l’Association Nationale des Parents d’Enfants Sourds (ANPES). Elle nous a posé des questions, a effectué des visites de terrain. » Le rapport du CSEN vient la télescoper. « Pour améliorer la prise en charge et l’accompagnement de ces élèves, l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche conduit actuellement une mission, avec trois objectifs : évaluer les PEJS, analyser sous quelles conditions pourrait se faire leur extension, et proposer des évolutions allant toujours dans le sens des objectifs de l’éducation inclusive », expliquait la secrétaire d’État à l’éducation prioritaire, Nathalie Elimas, le 20 juillet au Sénat. Y aurait-il du tiraillement et des intentions cachées au sein de l’administration centrale de l’Éduc Nat’ ?
Catherine Vella fait un parallèle entre le rapport du CSEN et celui de l’Inspection générale en mars 2016 : ses rapporteurs avaient pris en compte les discussions avec les associations parentales mais, dans leurs conclusions, un parcours d’éducation en LSF n’était pas envisageable. « Du coup on n’avance pas, déplore-t-elle. Par volonté de ne pas avancer et valoriser les structures qui existent. » Elle estime que saupoudrer de la LSF et du LPC, « dans les faits ça vaut une interdiction, et les Pôles d’Enseignement des Jeunes Sourds existants n’auront plus lieu d’être. On veut bien que les enfants sourds aient une éducation à la condition de nier leur surdité. C’est une violence tranquille, mais une très grande violence. » Jusqu’à maintenant, la commission Éducation du Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH) n’a pas pris position : « Mais quelle réaction avoir ? On participe à des réunions récurrentes depuis une dizaine d’années, on ne peut plus parler de méconnaissance du dossier par l’Éducation Nationale : pour elle, l’enfant doit être réparé, oralisé, et intégrer un parcours scolaire standard. C’est une négation de l’identité des Sourds, de ce que sont les enfants ; c’est ce qu’il y a de plus inquiétant dans ce rapport. » Sans l’écrire clairement, les scientifiques posent comme principe l’appareillage ou l’implantation cochléaire ; les enfants sont ainsi techniquement équipés pour « entendre » et apprendre à parler, et les enfants sourds non appareillés ne sont pas évoqués dans leurs recommandations, ils n’existent plus dans leur monde. Leur position de « sachants » donne une force irréfutable à leurs recommandations. « Ce côté Tables de la Loi, c’est insupportable, conclut Catherine Vella. Je ne connais pas ces personnes qui créent des choses de manière conceptuelle sans voir les souffrances. On va continuer à broyer des enfants sourds en restant très récessif. »
La réalité des enfants niée
Point de vue similaire pour Deux langues pour une éducation (2Lpe) : « Les rapports sortent au moment où on est en congés et moins réactif, explique Chrystell Lamothe. sa directrice. On a été surpris par cette diffusion, sans avoir été consultés ni même contactés. » Elle espère recevoir rapidement la synthèse de la mission de l’Inspection générale sur les PEJS, mais craint que son rapport ne soit pas publié. Et constate que les intentions restent floues : « Le comité national de suivi de l’école inclusive a évoqué un chantier de l’éducation des jeunes sourds. La dernière réunion avec la Direction Générale de l’Enseignement Scolaire faisait état d’un souhait de faire des choses avec ces rapports, des groupes de travail seraient créés à la rentrée. » Chrystell Lamothe rappelle qu’une circulaire de septembre 2008 définit le parcours bilingue (« la pratique de la langue des signes française tient lieu d’équivalent de communication orale, et la langue française écrite tient lieu de langue écrite »), la LSF constituant la langue d’enseignement et le français écrit l’équivalent d’une seconde langue. Et elle constate qu’aucune étude comparative n’a été réalisée sur les apprentissages des enfants enseignés en LSF ou par oralisation : « La qualité de vie des enfants est peu abordée. On trouve une étude suédoise sur les enfants éduqués en langue des signes. En France on a très peu d’études, souvent homogénéisantes alors que les situations sont disparates. » Sa conclusion est plutôt sévère : « Ce qui transparaît dans le rapport du CSEN, c’est tirer les enfants vers la normalité. Pour eux, il n’est pas imaginable que des enfants sourds soient en inclusion avec une langue parlée différente. »
Pour sa part, la Fédération Nationale des Sourds de France (FNSF) déplore que les associations représentatives et les enseignants expérimentés des classes bilingues n’aient pas été auditionnés : « La FNSF possède des experts en matière d’éducation des jeunes Sourds, et nous avons très vite constaté que ce rapport est truffée d’erreurs et de fausses informations. L’acquisition de deux langues premières est très complexe et il est très recommandé de concentrer l’acquisition d’une seule langue première accessible à l’enfant Sourd lui permettant un développement cognitif et langagier précoce. Il n’y a aucune cohérence, ni respect du choix linguistique, ni des principes de la Convention internationale des Droits des Personnes Handicapées, ni avec le rapport sur l’inclusion de l’International Disability Alliance. » Cette Fédération rappelle que « le parcours bilingue consiste à acquérir la LSF comme langue première et le français écrit comme langue deuxième. Le CSEN fait de graves erreurs en indiquant qu’il faut recourir le LfPC pour apprendre le français ! Nombre de jeunes Sourds apprennent le français grâce à la LSF qui est une langue de travail, d’apprentissage, et donnant de très bons résultats. Le « français signé » stipulé dans le rapport du CSEN est une mascarade ! On ne mélange pas deux langues à part et entières ! Pourquoi pas recourir à l’anglo-français ? L’usage du français signé est la conséquence d’un manque de formation et de compétences des enseignants. C’est pourquoi l’État doit développer les moyens humains et financiers. » Et de s’interroger sur la compréhension par les « scientifiques » de l’Éducation Nationale de la circulaire du 3 février 2017 relative au Pôle d’Enseignement des Jeunes Sourds. L’intégralité de la réaction de la FNSF est téléchargeable au format PDF.
L’ALPC apprécie des avancées, mais tempère
Le pole codeur de l’Association nationale pour la promotion et le développement de la langue française parlée complétée (ALPC) nous a adressé une analyse du rapport du CSEN, téléchargeable au format PDF : « Nous pouvons remercier et féliciter les auteurs de ce rapport exhaustif qui, dans un premier temps, fait un état des lieux de la situation actuelle des élèves sourds en France. Il présente la diversité des profils de personnes sourdes sans jamais les enfermer dans une vision stéréotypée. Il prend en compte les avancées médicales et technologiques de compensation mais en montre aussi les limites. » L’ALPC apprécie la valorisation de la LfPC « lors de l’acquisition de la langue française en langue première, mais aussi langue seconde. De ce point de vue, ce rapport contredit les recommandations de la [Haute Autorité de Santé] qui avait relégué la LfPC au niveau d’outil éventuel, au même titre que le FS [français signé] ». Elle affirme son accord avec les modes de communication monolingue bimodale (LfPC) et bilingue LSF et accès à la langue française parlée et non exclusivement écrite, et rectifie des approximations et erreurs des scientifiques rapporteurs. Et elle conclut en s’interrogeant sur la « présentation comme projet idéal » de la nouvelle orientation bilingue bimodale incluant LSF et LfPC, estimant qu’elle « devrait donc prévoir le respect des choix familiaux d’une communication en seule LfPC, ou d’une communication en seule LSF. » Elle insiste également sur « la nécessaire information précoce concernant les modes de communication » et le besoin de formation LfPC et/ou LSF des personnels et des parents.
Des données lacunaires
Selon le ministère de l’Éducation Nationale, 10.000 enfants et jeunes sourds sont scolarisés dont 77% à l’école ordinaire. Il recense 16 PEJS dans 13 académies différentes (sur les 30 que compte notre pays), dont 6 offrent un parcours complet de la maternelle au lycée (Aix-Marseille, Dijon, Lyon, Poitiers, Rennes, Toulouse). Mais le ministère est incapable de préciser les villes dans lesquelles sont situés ces parcours complets (saurez-vous les trouver sur cette carte en ligne?). 475 élèves étaient dans un PEJS pendant la précédente année scolaire, dont 401 en bilingue LSF-français écrit, le ministère n’ayant pas de données sur les demandes non satisfaites. 170 personnels sont formés aux LfPC et LSF, dont 101 enseignants, 54 Accompagnants de l’Élève en Situation de Handicap et 15 autres personnels. Les associations contactées ne retiennent que 3 PEJS bilingues LSF-français écrit, à Poitiers (seule ville offrant avec liberté d’orientation au niveau du lycée), Lyon et Toulouse.
Laurent Lejard, août 2021.