Comédienne âgée de 29 ans et enfant unique que son père n’a pas reconnue, Sophie Belvisi était adolescente et vivait chez sa mère quand cette dernière a été atteinte par les premiers troubles d’une maladie semblable à celle d’Alzheimer ; elle l’a accompagnée jusqu’à sa disparition. « On vivait près de Perpignan, de 2010 à 2012, avec très peu de soutiens. Ma mère s’était rapprochée d’un Centre Communal d’Action Sociale et consultait des médecins spécialistes vers Montpellier en y allant par transports publics. La première fois qu’elle s’y est rendue, elle ne m’a pas dit pourquoi, je l’ai pris comme une sortie entre copines. C’est une infirmière qui m’a informée 4 à 5 ans après : ma mère était dans le déni. J’étais persuadée qu’elle était dépressive après la mort de son père à cause de la maladie d’Alzheimer et d’une amie proche décédée d’un cancer assez violent. Un jour, en rentrant à la maison, je l’ai trouvée par terre avec un coquard, elle ne m’a pas expliqué ce qui lui arrivait. »
Entre isolement et construction de soi
« Comme je ne savais pas ce qui se passait, je ne disais rien, je n’en parlais pas. Et quand j’en parlais, on me répondait qu’elle était folle. On vivait dans un village à coté de Perpignan, isolées pour être en paix. Ma mère me disait qu’on pouvait affronter cela seules, d’autant plus que les adultes ne proposaient pas de soutien, parce qu’il ne savaient pas. Et j’avais beaucoup de mal à me confier aux gens, je me suis construite maladroitement. Aujourd’hui, j’ai du mal à déléguer, je fais du seule en scène, et même là j’ai du mal à faire de la place à ma manager, j’ai besoins de maîtriser mon agenda et mon activité. Plus jeune, je ressentais le besoin de maîtriser les émotions des autres, conséquence d’une telle logistique autour de ma mère. A son décès, je me suis retrouvée en plein vide : tout s’articulait autour d’elle. Aujourd’hui, elle est toujours présente. »
Ce vécu, qu’elle a porté au théâtre dans le one woman show Alzhei’mere, a pesé et pèse toujours sur les relations sentimentales de Sophie Belvisi : « Je n’ai pas encore d’enfants, mais des chats. Ce soutien a eu un poids affectif, je me suis toujours dirigée vers des relations impossibles avec des personnes ayant un problème psy, incapables d’être avec moi. Peu après le décès de ma mère, j’ai rencontré depuis 3 ans quelqu’un qui me renvoie au caractère de ma mère, pour devenir une battante, alors que moi je ressemble à sa mère qui est une mère de substitution. » Si elle s’exprime maintenant, c’est qu’elle espère une évolution rapide vers un soutien des enfants aidants de leurs parents : « Aujourd’hui, il y a des structures pour les jeunes aidants, dont celle de la Macif, qui n’existaient pas à mon époque. Notre parole a été portée jusqu’à la ministre Aurore Bergé [chargée des Solidarités NDLR] pour un guichet unique, notamment pour aider aux formalités, bénéficier de journées de répit. La parole est en train de se libérer. »
Également artiste, Léa Hirschfeld s’exprime par la photographie, sans avoir exposé son travail (volontairement précise-t-elle) et l’écriture. « Je suis devenue aidante de mon frère Anton, et je le serai davantage à l’avenir, pour prendre le relais des parents qui vieillissent. C’est ma manière d’être sa soeur et lui d’être mon frère. Il n’est pas autonome, pour quasiment tout. Il n’a pas la notion du temps, il faut se lever avec lui pour que le PAM [service francilien de transport adapté NDLR] vienne le chercher ; il sait et aime bien cuisiner, mais a besoin d’accompagnement pour son emploi du temps. Il perçoit l’Allocation Adulte Handicapé qui lui procure les moyens de vivre. » Léa ne se vit pas aidante : « Pour moi, aidant est davantage un terme administratif. C’est un mot qui doit exister, on s’en empare au bout d’un moment, même si j’ai du mal à voir quand je suis son aidante ou pas. C’est différent des personnes qui doivent se lever toutes les nuits et ont davantage besoin de reconnaissance. Je suis très présente aux côtés de mes parents. Mais avec Anton, on a peu de choses à faire ensemble, peu d’affinités, de points communs. »
Si proche et si loin
« Plus jeune, quand je partais, c’était que j’avais besoin d’être loin de mes parents, je faisais tout pour m’éloigner d’une famille qui me manquait. Ce sont plein de choses qui se mélangent, les études, les sentiments. J’ai fait du bénévolat comme animatrice pour personnes handicapées, j’allais rencontrer d’autres personnes handicapées. Mais je n’y arrivais pas avec mon frère, c’était trop d’émotions. Je ne savais pas faire avec Anton, j’avais l’impression que je n’avais pas de famille, de frère. C’est pour ça que j’ai eu besoin de rencontrer d’autres personnes handicapées, par manque d’écho ; on n’en croise ni au magasin ni ailleurs, et à cause de ce manque de visibilité, ce qu’on vit ressemble à une tare et nécessite de la maturité, du temps. » Ce qu’elle exprime, avec d’autres jeunes aidants, dans le podcast Décalés créé après les confinements de la crise du Covid, en donnant la parole à des frères et soeurs de personnes handicapées.
Léa Hirschfeld habite au nord de Paris et ses parents au sud. « C’est une bonne distance mais je pense que ça ne pourra pas durer. J’aimerais qu’Anton puisse venir me voir, il sait faire un chemin, j’aimerais qu’il en fasse deux. » Tout en maintenant un espace intime personnel. « En ce sens, je pense que l’émergence de cette catégorie « jeune aidant » doit faire émerger un soutien public d’aide à la personne, financier et psychologique. J’ai besoin d’anticiper. Dans la famille, on ne se laisse pas abattre. Mes parents étaient des réfugiés, opposants au régime soviétique, arrivés à cinq avec une valise, ils ont dû s’intégrer avec une force vraiment incroyable et ne se laissent pas impressionner, ils savent qu’il n’y a pas qu’une manière de faire les choses. C’est une ouverture d’esprit dont j’ai hérité, je suis très libre ; l’important est de devenir ce qu’on est. »
Si Julie Boucherat, 24 ans, vit désormais à Lyon, à 200 kilomètres de Nevers ou résident ses parents et sa soeur, elle maintient le lien. « Laura vit avec une épilepsie pharmaco-résistante qui a un fort impact, elle a la capacité mentale d’un enfant de 2 à 3 ans, dépendante pour tout, toilette, s’habiller. C’est une jeune adulte de 19 ans. » Adolescente, elle a été aidante de cette soeur cadette, et reste présente pour préparer l’avenir : « La question se pose quand mes parents ne seront plus là. J’ai l’impression d’avoir grandi plus vite, en décalage avec mes amis, j’ai su me débrouiller très jeune, pour le ménage, le cuisine, les devoirs. J’ai appris à ne pas paniquer en situation de crise, face à l’épilepsie ou autre chose, j’agis tout de suite. »
Trouver du soutien
Tout n’a pas été simple puisque, trois ans après son départ pour Lyon, elle a fait une tentative de suicide : « Je me suis installée là après le bac, après m’être posé la question du départ. Je suivais des études de musicologie, je rentrais au début le week-end chez mes parents puis toutes les 2-3 semaines. » Démunie pour affronter une forme de culpabilité, elle a trouvé du soutien auprès de La Pause Brindille et de son Tribu Brindille Festival : « Il rassemble des jeunes ouverts aux autres, très matures, je me suis revue au même âge. J’avais l’impression de ne plus être seule à ressentir mes émotions de jeune aidante. Le fait d’avoir côtoyé des jeunes aidants m’a fait me sentir beaucoup moins seule, sur les doutes, la peur de mal faire, le fait de partir. Je peux me reposer sur les autres, j’ai le droit de faire ça. J’ai été reconnue à 20 ans, j’aurais aimé l’être plus tôt. Jeune aidant, ça peut être le copain, un cousin, un jeune aidant est un enfant qui prend la place d’un adulte. »
Elle déplore le peu de représentation des jeunes aidants, qui ne savent pas à quoi ils ont droit : « On a le droit de demander de l’aide à une association, à un médecin, de dire « stop, je ne peux plus aider. » Qui va prendre le relais ? C’est ça la question, je ne sais pas vers qui me tourner. On sous-estime l’impact de la fatigue sur les jeunes aidants, alors que je pense tout le temps à ma soeur, à proposer des activités, on a un lien affectif fort. On construit ce lien fort parce que la personne a besoin de nous. Je devais partir au Canada pendant deux ans, ça ne s’est pas fait à cause du Covid, et je ne voulais pas être loin de Laura, j’essaie de ne pas m’éloigner. »
Et dans l’avenir ? « Mon copain n’est pas d’accord sur ce qu’il faudra faire après mes parents, il ne veut pas que ma soeur vive avec nous. On n’en parle pas, c’est un sujet de rupture. Ma tante maternelle sera là, elle pourra aider mais elle habite à Paris et a l’âge de ma mère. J’aimerais qu’il y ait plus d’accompagnement des jeunes aidants, qu’on lui demande si ça va, qu’un soutien psy soit pris en charge. » Les pouvoirs publics l’entendront-elle ?
Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2023.